Il faudra un jour faire le bilan de ce qu’une éducation dans les années 70 nous a fait manquer ou proscrire pour de sinistres raisons – essentiellement par servitude à l’idéologie du temps et ses diktats terroristes doublé de la faiblesse de vouloir, à un âge précoce, pérorer au lieu d’observer et d’écouter – et que par un retour du refoulé nous (re)découvrons avec une infinie tendresse (spontanément et dans le désordre): Jean Dutourd, Emil Cioran, Paul Morand, Alexandre Vialatte, Vladimir Nabokov, Roger Judrin, Jacques Chardonnes, Georges Perros, Emmanuel Berl, Thierry Maulnier, Valéry Larbaud, Alberto Savinio, Jean Giono, Marcel Arland, Roger Nimier, Pierre-Jean Jouve, Guido Ceronetti, André Dhôtel…

Liste dont l’impossible clôture porte à certaine mélancolie.

Le seul réconfort de ce constat est que la plupart des œuvres ou auteurs qui avaient motivé mes engouements puritains, mes exaltations idéalistes d’alors ont disparu (ou survivent dans le purgatoire des bacs de chez Gibert où ils expient leur vanité). La folie théorique de l’époque, sa pulsion « assertive », son goût du pronunciamiento, tout ce funeste sérieux est retombé. La plupart des livres ne durent pas. Comme l’observe Cyril Connolly, la qualité spécifique qui provoque leur succès est la première à disparaître – ils se désagrègent et fondent du jour au lendemain. En parcourant la liste ci-dessus et la sensibilité « alcestienne » de la plupart de ces Impardonnables*, contre toute attente, je me dis qu’une forme légère de scepticisme, voire de nihilisme gai, est une garantie de longévité. Il est possible qu’elle soit interprétée par certains comme la marque d’une sorte de crapulerie idéologique (même si je n’ai en rien renié les lectures plus anciennes qui m’ont alimenté chemin faisant).

* Cristina Campo.

Illustration: Photographie de Stephen Crawshaw.

  1. Oui, j’adore André Dhôtel (relu sur le tard). Mais ce « pays où l’on ne reviendra jamais » peut être réel, comme le Paris du Journal de Kafka par exemple: « Je vis en ce monde comme si j’étais absolument sûr d’une deuxième vie, un peu comme je me suis consolé de mon séjour manqué à Paris, par exemple, en pensant que j’essaierai d’y retourner bientôt. » Combiens qui, l’esprit traversé par l’évidence qu’ils ne reviendraient jamais à « Paris », ne l’ont pas supporté (et en sont mort) faute d’avoir « apprivoisé » leur nostalgie?

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Patrick Corneau