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Un champ quelque part près d’une petite localité aux confins du Poitou et de la Touraine. Pendant quelques millions d’années, il a dormi sous un manteau de glace. Puis des hommes et des femmes prognathes s’y sont installés, y ont allumé leurs feux et, sur une table de pierre, ont parfois sacri­fié un animal à d’étranges dieux. Des millénaires ont passé. La charrue a été inventée, le blé et l’orge ont été semés. Les moines de la contrée ont possédé ce champ, puis le roi, puis un mar­chand, et finalement un fermier, qui a reçu une somme géné­reuse de Bruxelles pour l’abandonner au règne coloré des boutons-d’or, des marguerites et du blé tendre.
Ce champ a eu une vie fertile en événements. Un bombar­dier anglais, loin de sa cible, l’a survolé pendant la guerre; des enfants ont interrompu de longs voyages en voiture pour vomir à sa lisière; des vacanciers s’y sont étendus le soir et se sont demandé si telle ou telle lumière dans le ciel était une étoile ou un satellite; des écologistes y ont marché en pataugas et ont repéré des
cailles des blés (Coturnix coturnix); deux couples anglais parcourant la France à vélo y ont campé une nuit et, dans leur tente, ont chanté The Girl I Left Behind Me; des lièvres y ont gambadé çà et là, des mulots y ont exploré leur territoire, des vers de terre y sont restés prudemment enfouis.
Mais les jours du champ sont comptés. Là où poussent des pissenlits se trouvera bientôt la salle de séjour du numéro 24. Quelques mètres plus loin, là où l’herbe est parsemée de coquelicots, il y aura le garage du numéro 25, et là, où fleu­rissent des bleuets, la salle à manger, où une personne pas encore née aura un jour une dispute avec ses parents. Au-dessus de cette haie, il y aura une chambre d’enfant dont le mobilier aura été conçu par une décoratrice travaillant sur ordinateur dans un bureau cli­matisé près d’une autoroute
suédoise
. Un homme dans un aéroport à l’autre bout du monde songera à sa famille qui lui manquera et à sa maison, dont les fondations auront été creusées là où se trouvait encore une borne milliaire. La « Communauté d’agglomération de pays » à laquelle appartient la petite localité fera de son mieux pour refléter son époque et suggérer sa « modernité dynamique », et il ne sera plus question de cailles des blés, de pique-niques champêtres ou de cette longue soirée d’été qui retentissait des accents de The Girl I Left Behind Me.

Illustration: photographie ©Lelorgnonmélancolique

  1. Dom A. says:

    « Les jours du champ sont comptés ».
    Il est un fait que les dieux foutent le camp à grande vitesse, devant « l’assaut des villes, des routes et de leur treillis de grisaille » comme écrit Grainville, je crois mais sans que je puisse me souvenir dans quel livre.

  2. Natacha S. says:

    Un jour du XXIIe siècle, un enfant s’arrêtera là, pour voir une dernière fois l’immeuble de son enfance, qui va être détruit.
    «Les jours de ma maison sont comptés», pensera-t-il.

    Bien vu! Et le champ deviendra un terrain vague… Au moins survivra-t-il à toute espèce d’humanité  🙂

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Patrick Corneau