Le loup et le pommier

Tant que j’invente Dieu, il n’existe pas. Clarice Lispector

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Comme le loup de la devinette qui se cache dans sa propre image au milieu des branches du pommier, ainsi se dissimule cela que nous cherchons. Certains ne voient jamais que le pommier. D’autres exerçant le juste degré de l’attention, découvrent la « chose ». Et ne voient plus qu’elle.
Alors rien ne sera comme avant, la vie semble ne plus bégayer. La joie renaît.
C’est ce jour où « il avait vu », que je voudrais évoquer car il en avait gardé l’empreinte et m’en fit la confidence.

Sa famille et lui étaient en vacances dans le Cotentin. C’était Noël. La sage-femme qui avait accouché tous les enfants de la famille les avait conviés à déjeuner en ce jour de fête. Ce repas, non prévu, les obligeait à se rendre dans un petit port voisin. On aime trop le plaisir d’être entre soi pour le gaspiller avec une personne d’un autre âge! Pourtant il devait trop à cette femme douce et forte pour ne pas honorer l’invitation.
La côte, la mer sous un pays de nuages poussés par le vent. Les barques dansant entre la digue et le quai. La maison de pêcheur derrière la grille et sa glycine dégarnie. Les bras qui se tendent. L’odeur de cire et de vieille pomme, le chat sur le tapis éteint.
En attendant le déjeuner, ils buvaient sans plaisir à la santé du ressentiment: chacun serrant dans sa main dure ce jour perdu où il le froissait comme un mouchoir. L’avarice de ne pas partager cette fête volée les rongeait et se propageait comme de la rouille. Seule la maîtresse de maison semblait ne pas économiser ce moment pour le dépenser en meilleure compagnie. Elle, pourtant, dont le cœur avait accompagné des évènements bien plus fastes, comment aurait-elle oublié que la vie veut toujours davantage? Elle n’était pas même agacée par ce groupe rêveur et résigné qui, dans sa maison, se contentait d’attendre docilement comme on attend l’heure de départ du premier train, de n’importe quel train…
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Enfin ils passèrent à la salle à manger pour un déjeuner qui n’avait pas le bénédicité de la faim. Et alors, étonnés, ils découvrirent la table. Non, ce n’était pas pour eux… C’était une table pour des hommes de bonne volonté. Qui était donc le convive réellement attendu et qui n’était pas venu? Alors cette sage-femme offrait le meilleur à n’importe qui? Elle était contente de laver les pieds du premier étranger venu. Mal à l’aise, ils regardaient.
Oui, cette table couverte d’une solennelle abondance, c’était bien pour eux. Tout était là devant. Tout vierge du tortueux désir humain. Tout comme il est, non comme nous le voudrions. Seulement existant. Tout. De même qu’existe un champ. De même que les montagnes. De même que des hommes et des femmes, et non pas nous, les avides. De même qu’un Noël, ainsi, existe.
Existe.
Au nom de rien, c’était le moment de manger. Au nom de personne, c’était délicieux. Sans aucun rêve. Et eux, peu à peu à l’unisson de la journée, rendus à eux-mêmes, anonymes, grandissants, plus grands: à la hauteur de la vie possible. Alors, comme des voyageurs recrus, ils acceptèrent l’offrande.
Il ne s’agissait pas d’un holocauste: tout cela voulait être mangé de la même façon qu’ils voulaient le manger. C’était un vivre qu’ils n’avaient pas payé d’avance avec la souffrance de l’attente, une faim qui naît quand la bouche est déjà proche de la nourriture. Car à présent ils avaient faim, une faim entière qui englobait le tout et les miettes. Celui qui buvait du vin ne perdait pas de vue le pain. Celui qui lentement mâchait du pain sentit le bouquet du vin que l’autre buvait. Dehors, le soleil tomba comme un coup de hache. Le merveilleux s’installa dans la cheminée. Ils mangeaient. Comme on donne de l’eau à son cheval. On distribua la viande découpée. La cordialité était simple et fraternelle. Personne ne dit du mal de personne parce que personne ne dit du bien de personne. C’était une réunion de récolte, on s’accordait une trêve. Ils mangeaient. Comme une horde d’êtres vivants, ils couvraient progressivement la terre. Occupés comme qui laboure l’existence, et plante et récolte, et tue, et vit, et meurt, et mange. Ils mangeaient avec l’honnêteté de qui ne leurre pas ce qu’il mange: ils mangeaient cette nourriture et non pas son nom. On n’a jamais autant pris Dieu pour ce qu’Il est. La chère disait – rude, heureuse, nourricière: mange, mange et partage. Tout cela leur appartenait, c’était la table de l’enfance retrouvée. Ton plaisir comprend le mien. Nous sommes forts et nous mangeons. Le pain est l’amour entre des étrangers.

La faim, c’est elle, en elle-même, qui est la foi. La faim et le manque sont notre assurance qu’il nous sera toujours donné. La carence est notre guide.

Illustrations: « Petit-Jésus », dessin de Miguel Lalor Imbiriba / image pilllpat (agence eureka)/Flickr

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Patrick Corneau