Un monde fermé, c’est facile à vivre. Nostalgie du Moyen Âge avant les grandes déchirures. Avec la Renaissance, les découvertes astronomiques, la circumnavigation et l’exploration de continents nouveaux, le monde clos éclate, l’univers devient infini (Alexandre Koyré a magistralement décrit cette formidable mutation*). Le monde moderne est l’expression et la longue déclinaison de cette crise de l’ouvert. Avec l’avènement de la globalisation, nous sommes dans une situation comparable: les identités nationales et culturelles explosent, tout est mis à plat, tout est mis à mal, y compris la littérature (en passe, nous dit-on, de devenir une « littérature-monde »!). D’où la passion des occidentaux pour les cultures traditionnelles, autarciques, fermées. Attrait encore plus grand si elles sont anéanties. Elles apportent tout: de la poésie, un style de vie intégral, un système social solide, etc. Tentant pour des gens qui viennent de pays où presque plus rien n’est en harmonie. Elles figurent un lieu que l’homme a toujours recherché: le paradis perdu… Un monde qui serait comme un rêve sans fin, une éternité dans laquelle on pourrait indéfiniment continuer à vivre, où rien ne changerait… Malheureusement, il n’y a pas de place pour nous en un tel endroit, quand bien même nous voudrions entrer. Le paradis est définitivement perdu… D’où la mélancolie de l’ange de l’histoire peint par Paul Klee** et génialement commenté par le philosophe Walter Benjamin: « Son visage est tourné vers le passé. Là où nous percevons une série d’événements, il voit une unique catastrophe, qui accumule sans un instant de répit des tas de ruines et les jette sous ses pas. L’ange voudrait bien rester, ressusciter les morts et remettre ensemble les fragments. Mais ses ailes captent le vent qui souffle du paradis, une tempête si forte qu’il ne peut les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement dans l’avenir auquel il a tourné le dos, tandis que les ruines, devant lui, s’amoncellent jusqu’au ciel. Cette tempête, c’est ce que nous nommons le progrès. » Walter Benjamin, Angelus Novus, extrait de ses « Thèses sur l’histoire ».
*Du monde clos à l’Univers infini, 1957.
**Angelus Novus peint en 1920 fut acheté dès 1921 par Benjamin. Celui-ci, fuyant le nazisme, quitta Paris en 1940, laissant deux valises de documents, dont ce tableau, à Georges Bataille, qui les cacha à la Bibliothèque Nationale pendant la guerre, puis les remit au philosophe et musicien Theodor Adorno, lequel les transmit à l’héritier de Benjamin, le philosophe Gershom Scholem à Jérusalem (le tableau est actuellement dans un musée de Jérusalem).

Illustrations: « Fallen angel », photographie de Ward Shortridge / « Angelus Novus » de Paul Klee

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Patrick Corneau