Patrick Corneau

« La vieillesse est une voyageuse de nuit ; la terre lui est cachée, elle ne découvre plus que le ciel brillant au-dessus de sa tête. » Chateaubriand

(⏱Temps de lecture : 12 minutes) Commençons par quelques remarques de langage. Après le « troisième âge », il y a eu les « anciens », puis les « vieux », avec la variante « nos vieux », ensuite les « personnes âgées », les « seniors » ont tenu une belle longueur, maintenant semble se répandre les « aînés », décliné aussi en un convivial « nos aînés » (je ne mentionne pas les spécificités corporatistes : l’universitaire retiré de l’enseignement est « émérite », etc.). Ces errements sémantiques sont symptomatiques de l’évolution (positive) de la durée de vie et de sa représentation sociale (et mentale) instable : la vieillesse recule, on est vieux moins jeune… Mais à partir de quel âge ?

A un certain âge, on ne se projette plus dans l’avenir – pourtant la vieillesse semble constituer un état qui ne nous concerne pas, réservé aux autres. Hors saison on voit les cars déverser une humanité grise et claudiquante dans les lieux touristiques et l’on pense que si les voyages forment la jeunesse, ils chloroforment la vieillesse…

On voudrait se survivre comme cet écrivain qui écrit son journal à l’encre de Chine de peur qu’en cas d’inondation son écriture ne s’efface.
Penchons-nous et lisons :
Il ne faudrait pas vivre au-delà de quarante ans, Yochida Kenko (1283?–1350?).
Passé quarante ans, on est vieillard, P’ou Song Ling (1640-1715).
Quarante ans, c’est la profonde vieillesse, Dostoïevski (dans Le Sous-sol).
Je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant pieça franchi les quarante ans, Montaigne.
Tu trouves que quarante ans de vie ne sont pas suffisants ? Tout homme qui se respecte doit crever à quarante ans. Une vie longue rend bavard, on divague, ça remplit des bibliothèques… Sadegh Hedayat.
Sadegh Hedayat, ce « pessimiste incurable », l’un des plus grands écrivains de l’Iran moderne, grand amateur de vodka et d’opium, refusant une vie d’Enterré vivant (c’est le titre d’un de ses livres traduit chez José Corti, 1986) se suicide dans la misère et l’extrême solitude en avril 1951 dans son appartement de la rue Championnet à Paris. Il avait 48 ans. Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise (85e division) juste en face de Marcel Proust, jeune vieillard mort à 51 ans.

Roland Barthes (qui semble avoir été vieux toute sa vie) confiait dans une chronique parue dans Le Nouvel Observateur du 18 décembre 1978 au 26 mars 1979 soit un an avant sa disparition à 64 ans : « Un écrivain âgé peut se sentir délaissé par son époque ; mais sa douleur ne vient pas de sa solitude ; elle vient d’une surpuissance assourdie par le bruit du monde qui l’oublie et que cependant il continue de percer avec acuité. « Je comprends tout ! », s’écrie-t-il avec ivresse et amertume*. »
De la vieillesse, Jeanne Moreau n’en ressentait aucune amertume ; elle sut faire un exemple de liberté riche d’une vie totalement assumée : « Souvent, la peur de vieillir abîme plus que l’âge. Moi, je me suis toujours fichue du qu’en-dira-t-on », assénait-t-elle. Et puis : « On dit toujours qu’en vieillissant les gens deviennent plus renfermés sur eux-mêmes, plus durs. Moi, plus le temps passe, plus ma peau devient fine, fine… Je ressens tout, je vois tout. »

L’éclaircie de la compréhension a un coût. Tout voir, tout ressentir et surtout tout dire peut être mal reçu. Déranger la bien-pensance comme ce portrait générationnel d’une terrasse parisienne dont certains penseront qu’il émane d’un vieux baveux libidineux, d’un « boomer » out et envieux ; d’autres penseront qu’à plus de soixante-dix ans, la vie et l’expérience affûtent nécessairement le regard et que celui-ci, décidément, ne caresse pas l’époque.
Sur le motif, nous voici aux abords du jardin du Luxembourg… Les types passent, figurants soucieux, pressés, petits mâles déjà vitrifiés dans leur rôle, tentant de tirer leur épingle du jeu. L’un d’eux est pris en otage par trois filles énervées, il aura le droit de les admirer, d’endurer leurs vannes, et de se taire. On sent que les garçons sont voués à travailler, alors que, déjà, même si elles seront très occupées, les filles ne foutront pas grand-chose.
En voilà quatre, une brune et trois blondes, en train de consulter leurs messages. La brune est la star du lot. Elle prend la parole, très fort : débit hyper rapide, elle ne lâche plus le micro – les blondes sont subjuguées, elles ne regardent plus leurs smartphones, il ne leur reste que la possibilité de rire mécaniquement, c’est tout. La reine-fille, ayant gagné la bataille des portables, oblige les trois autres à se pencher sur le sien, textos ou photos, « selfies », blabla d’influenceuses, pubs. Leurs têtes se rapprochent en cercle, ce sont maintenant des petites vieilles affairées, de vraies sorcières rabougries derrière leur chaudron. Comme dans Macbeth, le vrai est faux, le faux est vrai, le laid est beau, le beau est laid. Une Asiatique, non botoxée, non piercée, nombril non exposé, parfaitement indifférente, passe. Les filles françaises, elles, se cramponnent à leurs places. Elles boivent du vin blanc, elles fument, poussent des cris hystériques mais elles n’ont jamais la moindre curiosité pour le contexte, l’environnement, la toile de fond du monde – son bruit et sa fureur. Parfaitement étrangères aux statues des belles dames de France qui, dans le jardin du Luxembourg, se dressent, souveraines et invisibles, tels les derniers témoins d’une Europe défunte. Toutes choses qui indifférent les écervelées en terrasse : elles butent sur le mur du son. Elles parlent beaucoup, et n’entendent rien. C’est leur vocation.

Certes, il est facile de fustiger le temps de l’immaturité, sauf qu’aujourd’hui elle est confortée – si ce n’est conformée, formatée – par la sous-culture des réseaux sociaux dont l’attraction semble irrésistible, fomentant toute une « putasserie narcisséenne » comme aurait dit Léon Bloy, avec pour conséquence l’assomption du storytelling le plus kitsch, c’est-à-dire l’apothéose de la nullité et une chute généralisée dans le minable.
Le propre de la jeunesse est d’avoir « le nez dans le guidon », tel qu’admirablement illustré par cette parabole proposée par Mick** (Harvey Keitel) dans le film Youth de Paolo Sorrentino :

Paolo Sorrentino n’est pas seulement un réalisateur, scénariste de grand talent (La grande bellezza, 2013 – La Main de Dieu, 2021), il est aussi l’auteur d’un roman Ils ont tous raison (Le Livre de Poche, 2013) qui fut un véritable phénomène d’édition en Italie. Une prose verte, nerveuse, drue, irrévérencieuse comme le montre cet extrait de la préface du maestro Mimmo Repetto (écrite à l’aube du jour de ses cent ans), l’un des personnages de ce roman aussi fou que désopilant :
« Tout ce que je ne supporte pas a un nom.
Je ne supporte pas les vieux. Leur bave. Leurs lamentations. Leur inutilité.
Pire, ceux qui essaient de se rendre utiles. Leur dépendance.
Les bruits qu’ils font. Nombreux, répétitifs. Leur besoin compulsif de raconter des anecdotes.
Leurs histoires autocentrées. Leur mépris pour les générations suivantes.
Je ne supporte pas les générations suivantes non plus.
Je ne supporte pas les vieux qui gueulent pour qu’on leur laisse la place dans le bus.
Je ne supporte pas les jeunes. Cette arrogance. Cet étalage de force et de santé.
La prétention à l’invincibilité et à l’héroïsme des jeunes, c’est pathétique.
Je ne supporte pas les jeunes impertinents qui ne laissent pas leur place aux vieux dans le bus.
Je ne supporte pas les racailles. Leurs éclats de rire soudains, débraillés, inutiles. Leur mépris pour leur prochain dès qu’il est différent.
Encore moins les jeunes raisonnables, responsables et généreux. Bénévolat et prières. Tout à fait polis, tout à fait morts. Dans leurs coeurs et dans leurs têtes.
Je ne supporte pas les enfants capricieux centrés sur eux-mêmes ni leurs parents obsessionnels centrés sur leurs enfants. Ni les enfants qui hurlent et qui pleurent. Et les enfants silencieux m’inquiètent, je ne les supporte pas non plus. Je ne supporte pas les travailleurs, ni les chômeurs qui étalent avec complaisance et sans scrupules leur malédiction divine.
Qui n’est en rien divine. Juste un manque de constance.
Pourtant, comment supporter ceux qui se dévouent pour les luttes, les revendications, qui ont le meeting facile et la sueur aux aisselles ? Impossible.

(…)
Je ne supporte rien et personne.
Pas même moi. Surtout moi-même.
Une seule chose que je peux supporter.
La nuance. »
Bien sûr, inévitablement, le lecteur se demande le pourquoi de la présence ici de cet extrait au contenu si « odieux ». Je rappelle qu’il s’agit d’un passage d’un roman et que la licence (liberté) du genre autorise tout, y compris la mal-pensance, sans quoi le roman comme espace du possible n’a plus de raison d’être. Je rappellerai aussi qu’il y a au fond de chacun d’entre-nous un petit diable que nous étouffons à force de moraline et qu’il est salubre parfois de réveiller et de libérer au risque (si on ne le fait pas) de perdre tout sens de la réalité en s’enkystant dans la doxa (« c’est l’opinion courante, le sens répété, comme si de rien n’était » disait Barthes).

La vieillesse comme l’adversité nous apparaissent dès lors comme une chance de vie seconde, de vie vraie (pas celle des magazines pour seniors !), de rencontre avec le « cœur humain invisible » après le nécessaire travail de « désencombrement » : on décante l’essentiel, on reconsidère les préjugés – les siens, ceux des autres, on revisite certaines amitiés, certains attachements, on réévalue, on se recentre. Bref, l’aubaine d’une ouverture ardente à la vie vécue selon sa dimension d’émerveillement et de liberté authentique, celle qui consiste « non pas tant à faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas » comme l’écrivait J.-J. Rousseau dans une lettre à Malesherbes le 4 janvier 1762.
« Tendre vers l’achevé, c’est revenir à son point de départ » disait Colette. L’âge ou plutôt la grande maturité c’est aussi le moment du regard rétrospectif vers la brume des origines, sur les instants d’absence, les fragments oubliés, qui forment nos vies et les nomment. Nous croyons nos vies constituées d’événements, quand ce sont des éclats, des petits riens, par exemple le souvenir d’une conversation chuchotée dans la semi-obscurité, la cendre d’un regard, le grain d’une voix aimée, une odeur, un cri qui les orientent. L’écriture, la poésie, plongent leurs racines dans ces failles, dans les instants proscrits, dans ceux que la mémoire réfute. Là, dans ce travail de reconnaissance (autant que d’acceptation et de gratitude), chacun est mis en demeure soit d’entrer en poésie, soit de s’effacer dans l’inexistence.

Taisez-vous !
Mais vous TAIREZ-VOUS donc à la fin ?

* Roland Barthes, « Comprendre », Œuvres complètes, édition dirigée par Eric Marty, tome V, Seuil, 2002, p. 640.
** Mick se suicide à la fin du film en sautant du balcon, devant son ami Fred Ballinger (Michael Caine).

Illustrations : (en médaillon) photographie origine internet. Dans le corps du billet : photographie street art Ménilmontant ©LeLorgnonmélancolique / Extrait de Youth, film de Paolo Sorrentino (2015).

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. Joël Mnois says:

    Et il a fallu que je sois octogénaire pour tomber sur cette définition parfaite de la liberté qui donc consiste « non pas tant à faire ce que je veux que de ne pas faire ce que je ne veux pas ». Grand lecteur de Voltaire, je croyais que Rousseau n’écrivait que des âneries, encore une idée qu’il faut que j’abandonne.

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Patrick Corneau