Patrick Corneau


Patrick aime pas malTrois ans après sa disparition, le musée de l’Orangerie rend hommage à Sam Szafran (Sam Szafran. Obsessions d’un peintre – du 28 septembre 2022 au 16 janvier 2023), cet artiste solitaire, qui passait le plus clair de son temps dans le retrait de son atelier. Du fait de son isolement, le peintre a consacré la plus grande partie de son œuvre à des sujets intimes, personnels, qui évoquent sa propre existence, ses états intérieurs, et son environnement proche : son atelier, les escaliers de chez lui, un feuillage. Des séries plus ou moins importantes où, aux fusains noirs et luisants, l’artiste a mêlées les poudres colorées des pastels. La simplicité des sujets est contrebalancée par un désir constant d’innovation, d’expérimentations, livrant alors des représentations poétiques et oniriques de la réalité. 
Artiste à part, Sam Szafran ne fut lié à aucun mouvement artistique de la seconde moitié du XXe siècle, encore méconnue. Il est pourtant un peintre de génie. Sauvage, misanthrope, celui qui refusait toutes les interviews, s’est confié dans les années 1990 à ses amis Jean Clair et Louis Deledicq. Non destiné à être publié, cet échange est d’une liberté absolue (même cru parfois). C’est la voix même de Szafran que fait ressusciter Jean Clair, sa gouaille hors du commun comme le fut sa vie d’artiste autodidacte. Szafran parle de son enfance, de son « expérience juive », qui appelle, selon lui, le retrait et la solitude, puis de la peinture qui sauve ce jeune enfant coupable d’avoir survécu par miracle à la guerre. Écorché vif, artiste du vertige, Sam Szafran préféra les salles de cinéma, la poésie et la rue comme école de la vie plutôt que les salles de classe. Il fréquenta les prostituées des Halles, traîna dans les cafés où naquirent ses plus grandes amitiés avec les artistes tels que Cartier Bresson, Yves Klein, Joan Mitchell, Riopelle, Alberto et Diego Giacometti ainsi que le grand marchand Claude Bernard qui le représente encore aujourd’hui. 
Un échange passionnant et une manière de réhabiliter le « barbouilleur » qui, ignorant tout de l’enseignement de sa pratique, s’est libéré du poids de la modernité en revenant à la figuration et devenir l’un des plus grands peintres de son temps. Car, comme le rappelle avec virulence Jean Clair, pendant les années « où Sam avait réinventé avec patience et douleur les règles de peindre, c’était la grossièreté, le cynisme, la violence, la bouffissure d’une nouvelle voyoucratie en art qui occupaient les devants de la scène, dont « l’avant-garde » se fera gloire, sous l’appellation d’art contemporain ». Quelque part Sam Szafran est conforme à l’idée que Giorgio Manganelli se faisait de l’artiste authentique : un anarchiste, un voyou « rare, saint et charmant » qui s’adapte mal à une société sagement ordonnée, policière et fraternelle, surtout lorsque celle-ci succombe au délire de l’obligeance, aux mirages de la spectacularisation, de la spéculation et du consumérisme de masse produisant une nouvelle doxa qui impose (sinon terrorise avec) ses valeurs « vertueuses ».
Des photographies de Cartier-Bresson ainsi qu’une dizaine d’œuvres les plus emblématiques de l’artiste sont reproduites dans l’ouvrage.

Patrick aime assezLe peintre Lubin Baugin (1612-1663) serait probablement oublié aujourd’hui s’il ne faisait une apparition dans Tous les matins du monde, le roman de Pascal Quignard porté au cinéma par Alain Corneau. C’est la figure à laquelle s’attache ici Bénédicte Cartelier. Contrairement à Sophie Nauleau* qui dans La Main d’oublies (Galilée, 2007) avait ressuscité la figure du peintre à travers une enquête savante sur le fameux dessert de gaufrettes (actuellement visible in situ au Louvre, Salle 911, Aile Sully, Niveau 2).
Bénédicte Cartelier à préféré s’approprier la vie de Baugin avec une biographie imaginaire et imaginative qui, avec une grande liberté de ton, s’appuie néanmoins sur une véritable érudition. Deux fils s’entrelacent dans ce récit : une confession du peintre Sub specie æternitatis sur les événements marquants de sa vie (y compris sa mort et sa postérité…), et en marge, les considérations personnelles de l’auteur sur la peinture et son histoire, l’écriture et ses mirages, la famille et ses consolations, la ville et la campagne — et sur la nourriture bien sûr, puisqu’un peintre de « natures mortes » représente des « choses naturelles » qui suggèrent le plaisir des sens, principalement des aliments auréolés de leur violence nourricière, tendres et aimables. Librement, honnêtement, Bénédicte Cartelier ose des associations subjectives aussi fidèles que possible à ce que lui inspire l’œuvre de Lubin Baugin ; on est au bord du poétique mais avec une prose prolixe, chatoyante, un tourbillon de synesthésies qui, par l’accumulation rhétorique propre à un certain maniérisme, n’a peut-être pas la grâce si exacte que l’on trouve chez un Paul de Roux, un Philippe Jaccottet par exemple. Loin des considérations essayistiques qu’affectionnent les spécialistes, souvent bardées de connaissances abstraites (astuce laïque pour ne pas entrer en contact avec la matière mythique et violente de l’œuvre), Bénédicte Cartelier a réussi le tour de force d’un portrait, je dirai holistique, pluridimensionnel où elle fait converger avec virtuosité de multiples savoirs et références (de l’étymologie à la botanique en passant par l’art culinaire et l’histoire du goût) pour faire de Lubin Baugin un peintre de la vie. Elle procède un peu à la manière des historiens du sensible qui ne veulent pas séparer ce dernier de l’intelligible, mais avec les ressources d’une écriture informée, précise, tout en étant familière et sensuelle. Bénédicte Cartelier rouvre ainsi à l’imaginaire de la littérature autant qu’à l’écriture comme expérience le champ clos de l’esthétique, et redonne par là toutes ses lettres de noblesse à la « vie profonde » (Proust) et au mystère particulier de la « nature coite » ou « nature morte ». 

Patrick aime beaucoup !Alain Lévêque dont j’avais beaucoup aimé L’espoir musicien publié l’année dernière à La Coopérative, nous livre un très beau recueil : Carnets & essais sur des peintres, 2003-2020. Notes de carnets, pourquoi ? Cette pratique de la notation lui est venue en acquérant, il y a une vingtaine d’années, une petite maison avec jardin dans la campagne du haut Quercy, « peu à peu, dit-il, j’ai renouvelé, positivement comme on le verra dans cet ouvrage, les premiers contacts, remontant à l’enfance, qu’en Limousin j’avais eus avec les réalités naturelles ». Ce sont donc des impressions, plus ou moins fugaces, reçues au fil des jours. Recueillies sous la forme d’une suite ordonnée mais non datée, elles composent, dans un registre plus modeste, plus instantané que les poèmes, des traces d’une vie passagère, traces qui ont l’avantage de concrétiser, voire de clarifier celle-ci. 
« Je ne cherche, en écrivant, confie-t-il, qu’à être présent au passage qu’est toute vie. Dans mon désir de donner sens au passage, la peinture à laquelle je suis attentif tient beaucoup de place. » On trouvera dans Á la rencontre, successivement, des essais à propos de Lucy Vines, Farhad Ostovani, Anne-Marie Jaccottet, Mantegna, Yves Lévêque et Gérard de Palézieux.
Dans un assez long chapitre (le deuxième, intitulé justement « À la rencontre ») Alain Lévêque s’explique sur son goût pour la peinture et son approche des œuvres. Évidemment conscient de l’antinomie cognitive entre le mot et l’image, il sait que leur irréductible tension rhétorique place l’écrit sur l’art dans un lieu « impossible », littéralement paradoxal. Si je le cite d’abondance, c’est qu’il exprime ici des principes clés et des mises en garde qui échappent à bien des essayistes (et les font sombrer dans la surinterprétation**) : 
« Je n’écris pas sur l’art, mais sur des œuvres qui me touchent. Sans être historien, ni critique, ni érudit. Je vais à des peintres qui, sans mot dire, me parlent. C’est un élan. Il ne diffère pas de celui qui me porte vers des écrivains et des musiciens. Par des langages divergents, peintres, sculpteurs, musiciens et écrivains expriment, me semble-t-il, des préoccupations communes. Je ne crois pas au cloisonnement entre les arts.
La peinture déborde les mots. Le danger qui guette l’écrivain, c’est d’annexer l’œuvre picturale à ses mots, de l’étouffer malgré lui dans l’étreinte verbale, bref de substituer son langage à celui, tout autre, du peintre. Il y a là un piège que favorise l’écart entre les pratiques artistiques. La musique, en raison de la technicité intimidante de son langage, y échappe bien plus que la représentation par des formes colorées, plus accessible de prime abord.
Aussi l’écrivain qu’attire l’œuvre d’un peintre, d’hier ou d’aujourd’hui, doit-il, ne serait-ce que par respect pour cette autre forme d’approche de la réalité, s’efforcer de comprendre au mieux le propos de celui-ci, en s’aidant de tous les moyens disponibles qui permettent d’éclairer ce qu’on peut appeler, d’un mot, le contexte. C’est même là, à mes yeux, après la sympathie, un principe clef. Il est d’autant plus nécessaire que le sentiment de proximité qu’il éprouve pour l’œuvre d’un peintre ne fait qu’accroître chez l’écrivain les risques de se méprendre, en définitive, sur son sens. S’il a scrupule à s’engager dans cette voie périlleuse, la jugeant par trop trompeuse, si ce n’est illusoire, l’écrivain peut choisir d’évoquer cette œuvre par le moyen d’un jeu d’associations subjectives, dès lors que celles-ci sont aussi fidèles que possible à ce que cette œuvre lui inspire. (…)

Quand je parle de rencontres avec des peintres, je pense, tout simplement, au témoignage qu’ils ont laissé de leur présence au monde. C’est plus que des traces. C’est un acte de présence à ce qu’ils vivent, une manière d’habiter la finitude qui donne au regard qu’ils posent sur le monde un pouvoir qui tient de la poésie. Devant des œuvres de ces peintres poètes, nous habitons à notre tour davantage notre vie. »
On l’aura compris si la peinture tient une telle place dans la vie d’Alain Lévêque, c’est que certains peintres, hommes et femmes, qu’il affectionne tout particulièrement de longue date lui sont d’une grande aide. Pourquoi ? « Parce que leurs œuvres respectifs, quoique sur un mode parfois très différent, traduisent un lien intense avec le temps fini de notre passage. » 
Ces pages profondes et sensibles témoignent admirablement — notamment par une pratique aiguë de l’attention (« apprentissage du regard posé sur le dehors autant qu’exploration intérieure ») — combien la peinture ouvre les yeux, contribue à réveiller notre présence au monde.

Patrick aime beaucoup !Je ne saurais clore cette avant-dernière chronique de l’année consacrée aux images sans rappeler la mémoire et l’œuvre de celui qui, décédé l’été dernier, a génialement porté le dessin humoristique au niveau d’un art à part entière : Jean-Jacques Sempé. Deux parutions pour égayer nos heures sous le jour d’une actualité peu réjouissante… Après le café matinal, rien ne vaut le cordial d’ouvrir deux ou trois pages de Garder le cap et nous voilà transportés dans « la vie moderne ». Dans ce monde formidable où « on s’américanise », cet « Éternel magicien » qu’est Sempé épingle l’absurdité des scènes de la vie quotidienne qu’il capte et restitue avec tendresse, minutie et bienveillance. Dans un style reconnaissable entre tous, c’est-à-dire avec un art de la légèreté et du décalage s’inscrivant dans la lignée de ses maîtres Chaval et Bosc.
Ayant rejoint en 1978 le club très fermé des légendes de l’illustration qui ont publié à la une de The New Yorker – le rigoureux et célébrissime magazine new-yorkais, comme Art Spiegelman, Saul Steinberg ou Chris Warepas, Sempé a su créer un « humour français » qui, par sa gaieté et sa fine ironie, rivalise en prestige avec l’humour juif et l’humour anglais. Ce n’est pas rien !

* Voir le remarquable documentaire Baugin l’oublieux, conférence donnée par Sophie Nauleau dans le cadre de « Le printemps du baroque » du 28 janvier au 28 février 2014 à l’auditorium du Louvre. Jusqu’au 23 janvier, le Louvre propose « Les Choses – Une histoire de la nature morte » une exposition d’auteur se proposant de revisiter le genre de la nature morte « dans la perspective de cet éternel dialogue entre les artistes du passé et ceux du présent » .
** Surinterprétation bavarde qui émane d’une prétention didactique, démonstrative, des « littératurologues » dont on peut se demander au fond ce qui la justifie – elle explique la colère de Diderot devant tel tableau de Boucher : « J’aime les tétons et les croupes, mais je n’aime pas qu’on me les montre ».

Sam Szafran Un gamin des Halles – Conversation avec Jean Clair et Louis Deledicq, éditions Flammarion, 2022, (19€).
Oublier Lubin de Bénédicte Cartelier, récit, éditions Le Temps qu’il fait, 2022, (21€).
Á la rencontre : carnets et notes sur des artistes, 2003-2020 d’Alain Lévêque, Coll. Essais sur  l’art, éditions L’Atelier Contemporain, 2022, (25€)
Sempé en Amérique de Jean-Jacques Sempé, Denoël, 2022 (38€).
Garder le cap de Jean-Jacques Sempé, Coll. Folio, Gallimard, 2022 (7,80€). LRSP (livres reçus en service de presse).

Pour faire suite à ma dernière chronique du 17 décembre, ce 28 décembre, dans un dossier spécial consacré à Maurice Nadeau, les collaborateurs d’En attendant Nadeau se saisissent collectivement, au gré de textes courts, d’un aspect, d’un enjeu des chroniques du troisième volume de Soixante ans de journalisme littéraire : « Les années Quinzaine Littéraire ».

Illustrations : (en médaillon) Jacques Hartman, L’Atelier, 1981 – dans le billet : Sam Szafran, Sans titre (Chou), 1961, pastel sur papier, 74 × 65,5 cm, collection particulière / Éditions Flammarion – Éditions Le Temps qu’il fait – Éditions L’Atelier Contemporain – Éditions GallimardÉditions Denoël.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. serge says:

    Et ne manquez pas le « Répliques» de Finkielkraut consacré à ce peintre.
    L’épisode où Jean Clair explique que l’exposition Szafran à Beaubourg qu’il avait soigneusement préparée fut annulée par le directeur du musée à la dernière minute n’est pas piqué des hannetons.
    Joyeux Noël

    1. Patrick Corneau says:

      Cher Serge, j’avais suivi cet entretien avec Jean Clair et avais eu envie d’évoquer ce peintre ostracisé par l’art dit contemporain pour cause de retour à la figuration. Aimer la peinture figurative est aujourd’hui considéré comme une déchéance du goût, une arriération esthétique, vous passez même pour un affreux réactionnaire…
      Bonne année 2023 (ne baissez pas la garde !?)

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Patrick Corneau