Patrick Corneau

Mardi dernier 28 minutes le magazine d’actualité d’Arte proposait un « Hors-série écologie » sur la lutte contre le dérèglement climatique. L’invitée était la philosophe et éthologue Vinciane Despret. Spécialiste de haut niveau, internationalement reconnue, elle évoque avec beaucoup de brio notre rapport conflictuel au vivant, les enjeux liés à la transition écologique, l’effondrement massif de la biodiversité et la difficile mise en place d’un monde post-énergies fossiles. Bref, que des mauvaises nouvelles (dysangile) mais sur un ton enjoué, plein d’humour – la dame est belge, charmante avec des lunettes rigolotes – on voit que c’est une conférencière aguerrie, maîtrisant parfaitement son discours et ses effets. C’est une séductrice, plutôt narcissique : un terrain complice est immédiatement trouvé avec Madame Quin qui, sous le charme, roucoule et rivalise d’esprit – on est en bonne compagnie, tout cela est bel et bon.
La planète part en sucette, tout le mode s’en fout car on passe un agréable moment.
Arrive Cyril Dion, réalisateur et militant écologiste, garant de la convention citoyenne pour le climat en 2019 et auteur de la série « Un monde nouveau ». La discussion autour de l’environnement se poursuit avec les mêmes alarmes mais le propos de Cyril Dion est plus cash, il ne cherche pas à briller, il appuie là où ça fait mal : nos atermoiements, notre inconséquence, notre hypocrisie, notre veulerie. Son visage est étrangement placide, on dirait le Pierrot de Watteau, sa voix est posée, calme – il sourit timidement comme pour s’excuser. Les deux dames se calment un peu.
La planète part en sucette, tout le mode s’en fout car on passe toujours un agréable moment.
Pourtant, Cyril Dion commentant les décisions de l’Union Européenne « qui allaient dans le bon sens », ne peut s’empêcher d’avouer qu’il s’agit de mesures ponctuelles en réponse à des problèmes conjoncturels dont la portée est limitée – l’essentiel pour lui étant d’agir à un niveau plus global, surtout plus philosophique, structurel et idéologique : changer de modèle, reconsidérer notre « système de représentation du monde ». Reprenant l’analogie d’Hubert Reeves, il explique que la crise écologique « est un train qui fonce à 300 km/h sur une montagne : ce qu’il faut, ce n’est pas ralentir le train qui finira par s’écraser contre la roche – c’est en changer ». On pouvait croire qu’enfin on allait toucher au vif du sujet car c’est bien en exhumant les postulats informulés qui façonnent les esprits que pourrait se dessiner un point de basculement, un vrai changement de topologie mentale. Par parenthèse, la machinerie technico-économico-sociale est devenue si démesurée*, si gigantesque dans la complexité de son fonctionnement, si hégémonique dans l’interconnexion de ses réseaux, qu’elle paralyse toute velléité d’agir et que sa réforme relève de la pure utopie ; par ailleurs les capacités qui nous permettraient de survivre sans elle sont, pour l’instant, introuvables parce que tout simplement inexistantes, autrement dit pour aller au bout de cette logique démente, la croissance, mortelle à terme, est la condition de notre survie immédiate. René Girard avait raison de dire que nous sommes entrés dans les temps apocalyptiques ! Passons… Mais non, l’éthologue bavarde lui coupe la parole (car c’est elle l’invitée, n’est-ce pas ?) pour dériver vers des questions de vocabulaire, se gargarisant de toute cette phraséologie** (« développement durable », « démarche écoresponsable », etc.) qui permet d’ajouter la bonne conscience à la continuation des ravages… puis elle évoque ses romans de science-fiction préférés. Retour à l’aimable conversation de salon : mine dépitée de Cyril Dion. Quelque chose de pathétiquement désespéré affleure soudain sur son visage comme s’il avait conscience – au fond – que tout cela NE SERT STRICTEMENT Á RIEN, que l’important est que nous passions un agréable moment pour que tout le monde s’en foute, car fatalement quoiqu’on dise (d’identiques paroles sur d’autres chaînes, plateaux TV, etc.) ou fasse (d’autres forums, conférences, conventions citoyennes, COP XX, etc.), les jeux sont faits, la main visible de la catastrophe est à l’œuvre : la planète est inexorablement et définitivement partie en sucette…

Kierkegaard avait pris acte que, dans l’univers moderne, il n’y a plus de lien entre l’être et le devoir être, et dans le domaine de la volonté « ce que l’on ne doit pas faire » est devenu « ce que l’on ne peut pas encore faire », et que l’« on doit parvenir à faire ». Expert en nos crimes de pensée dont notre incurable duplicité, il a donné la morale que l’ironiste peut tirer en quelque sorte des brillants débats que nous offre quotidiennement 28 minutes : « Penser est une chose, exister dans ce qu’on pense est autre chose*** ». Le même Kierkegaard rapporte dans une de ses œuvres**** cette anecdote que j’ai toujours plaisir (!) à rappeler car elle restitue l’atroce vérité sous-jacente à tous nos petits quarts d’heure de bonne conscience écologique : « Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l’on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »

* Le sociologue Leopold Kohr (1909-1994) dans The Breakdown or Nations (1957) avait tout compris en mettant en cause la taille excessive comme seul et unique problème imprégnant toute création : sans une certaine commensurabilité entre l’expérience personnelle et l’échelle sociale, une existence humaine s’abîme dans le non-sens. Contrairement à ce qu’on pense, l’union (ou l’unification) « ne fait pas la force », elle augmente la masse, la taille et la puissance qui diminuent la possibilité de trouver des solutions. La sagesse de Leopold Kohr ne fut pas entendue car notre goût de la complication fait que l’on n’aime guère les réponses simples…
** L’ampleur de la créolisation technologique et écologique (mais aussi technologique et administrative) du vocabulaire que nous utilisons, nous sépare progressivement de nos sensations immédiates pour nous faire évoluer dans un univers d’entités fictives, de concepts fantomatiques que nous prenons pour la réalité.
*** Søren Kierkegaard, Coup d’œil sur une tentative simultanée dans la littérature danoise, in Œuvres complètes, trad. Paul-Henri Tisseau, Robert Laffont, 1993.
**** Søren Kierkegaard, Ou bien… ou bien in Œuvres complètes, trad. Paul-Henri Tisseau, Robert Laffont, 1993.

Malgré cela, envers et contre tout
(désolé pour la signification subliminale des 3 lettres capitales)

Illustrations : (en médaillon) image internet origine non connue – dans le billet Vinciane Despret et Cyril Dion lors de l’émission « 28 minutes » ©️Arte – Carte vœux ©️IperSito.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

  1. JF Feuillette says:

    Eh oui ! Au risque de me répéter :
    On danse sur le Titanic…
    On chevauche sur le lac de Constance en plein dégel…
    Bonne année, quand-mème !

  2. serge says:

    J’ai écouté notre président hier soir
    Il a dit qu’il allait résoudre la plupart de nos problèmes et que tout allait s’arranger.
    Je fus ragaillardi par cette bonne nouvelle et ma mélancolie disparut.
    Donc je vous souhaite une bonne année. Et surtout la santé.

    1. Patrick Corneau says:

      Tout ce qui est « vu à la télévision » est imparable : donc, oui, tout va s’arranger… Bonne année avec la santé « durable » ! 😉

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