Patrick Corneau

Patrick aime assezQui peut parler du paysage ? Les peintres ? Non, ils peignent, c’est là leur devoir et leur gloire. Les écrivains ? Oui, certains, et pas forcément ceux que l’on qualifie de naturalistes – d’Annie Dillard (intelligence poétique) à Julien Gracq (intelligence géographique) la palette est contrastée mais pas si large…
Qui peut parler du paysage dans la peinture ? Les critiques d’art, historiens d’art, universitaires frottés d’esthétique ? Certains s’ils ont le cœur à l’œil plutôt qu’un cerveau bavard cherchant à « comprendre » et « expliquer » – ce qui revient souvent à recouvrir la peinture d’un voile d’abstractions déconstructrices déguisant l’iconophobie native (quand elle n’est pas névrotique) d’un impérieux et unidimensionnel sujet érigé en « être de langage ». « Lance-toi dans les profondeurs, dit Jacques Ellul, et alors tu verras », mais beaucoup préfèrent rester aveugles au scandale de la particularité en blablatant à la surface des choses… Alors véritablement QUI ? Les poètes, incontestablement car ils sont du côté de la vision et de la célébration plutôt que de la ratiocination. Ainsi de Philippe Jaccottet dont j’ai présenté ici les textes sur l’art (Bonjour, Monsieur Courbet, artistes, amis, en vrac 1956-2008, La Dogana/Le Bruit du temps). Parmi ceux-ci, un admirable hommage rendu à Nasser Assar disparu en 2011 qui, avec ses délicats paysages au lavis, venait conférer par résonance affinitaire les propos finement obliques du poète pour qui seule la méthode allusive peut subvertir ou sublimer ce que la focalisation frontale avec l’œuvre a d’aveuglant, le face à face de paralysant. 

Un autre poète, Andrea Zanzotto (1921-2011), dont le paysage est depuis toujours un thème de prédilection avait publié en 1951, Derrière le paysage (Dietro il paesaggio, Mondadori). Plus de quarante ans plus tard, il écrit Vers, dans le paysage, un court texte-manifeste consacré à Camille Corot et, plus largement, au paysage « dont une certaine idée se pose depuis longtemps comme l’horizon ouvert de toute activité psychique – pourrait-on dire ». Idée forte du paysage qui « est surtout issue de la peinture ». Cette idée, poursuit-il, n’a pas perdu aujourd’hui de sa vigueur car « une certaine idée du paysage demeure l’épiphanie la plus appropriée de la “nature” ». Les guillemets signalent l’histoire qu’il conviendrait de faire de notre rapport ambivalent et conflictuel au monde : « il est certes vrai que cette “nature” est de nos jours toujours plus violée, que la prolifération des villes et la destruction des forêts sont désormais en passe d’engendrer en tous lieux, dans le ciel et sur la terre, des bouleversements catastrophiques ; il est vrai […]. Il est cependant tout aussi vrai qu’aujourd’hui encore, toute tentative humaine de saisir, fût-ce l’espace d’un instant, le rapport avec une vérité potentiellement globale où l’origine de la nature et l’origine du moi se rencontrent, sous-entend néanmoins une vision-idée : celle du paysage ».

Ouvrons une parenthèse – Vers, dans le paysage est un texte de commande que l’on doit à l’invitation adressée à plusieurs écrivains par le musée des Beaux-Arts de Reims d’écrire sur une œuvre de ses collections. Zanzotto avait choisi Corot, dont Reims possède un fonds important (27 œuvres que l’on peut admirer virtuellement puisque le musée est fermé et ne réouvrira qu’en 2025). Ce texte sous forme de prose poétique avait été présenté par la ville et le musée le 10 avril 1994. Les éditions La Barque ont eu la bonne idée d’en faire un livre dans une très belle traduction de Philippe Di Meo, revue et corrigée.

Revenons au paysage. L’enjeu est maximal : le paysage porte à lui seul une rencontre sans laquelle, pourrait-on dire, rien n’a lieu. Ou pour le dire à la manière d’Annie Dillard dans Pèlerinage à Tinker Creek : « Une sorte de curieuse vanité apprise nous détourne de notre projet initial qui est d’explorer les environs, d’examiner le paysage, pour découvrir au moins en quel lieu nous avons été, de manière si surprenante, déposés, s’il ne nous est pas permis d’en connaître le pourquoi. » Et un peu plus loin, elle remarque que la conscience de soi, cette « malédiction de la cité et de ce qui est lié à l’artifice » est ce qui nous prive des privilèges de l’innocence, laquelle (« réceptivité et totale concentration ») nous relie phylogénétiquement au cosmos. L’attachement au paysage est donc une dimension existentielle de notre présence au monde qui dépasse les généreux et lénifiants discours de l’écologie. Si comme l’affirme Zanzotto, notre rapport au paysage passe par la peinture, pas exclusivement, mais « pour l’essentiel », tout le texte suit ce double mouvement : aller au plus important et signaler l’espace de tous les développements qui seraient à faire dans cette difficultueuse confrontation. Zanzotto parcourt ainsi le rapport entre figure humaine et paysage dans l’histoire de la peinture : perte de la prééminence de la première, ascension du second au XIXe siècle avec des manières, « des schémas opératifs très différenciés » ; ce sera bientôt le temps de la préférence pour la peinture de plein air. Ainsi avec Corot, on arrive « à l’image qui laisse transparaître un abandon inconscient à la et dans la nature […] avec la définition de l’instant significatif ». Corot n’a qu’un seul credo : « ne jamais perdre la première impression qui nous a émus ». Corot « redéfinit certainement le sentiment de la nature en termes nouveaux », et Zanzotto voudrait cerner sa manière : « si nous pouvions décrire le processus de création, à partir de sa première impulsion ». Le poète imite ce processus en ménageant dans son écriture une sorte de boucle où l’on circule de la « réalité intérieure à la réalité extérieure (la nature) et vice versa » donnant « une zone de renvois spéculaires » où, « tout en jouissant de soi-même, tout demeure ouvert sur un ailleurs ». Grâce à cette « zone de renvois spéculaires », le monde n’est plus « un spectacle à admirer, à contempler passivement, mais une expérience à vivre, et surtout à connaître, précisément à travers la peinture ». Zanzotto quitte l’analyse et revient aux tableaux de Corot par un détour : le premier voyage du peintre en Italie et l’influence de ce qu’il y a vu, qui « s’est impressionné sur sa rétine » et se retrouvera sur ses toiles ultérieures. Le détour (de Corot) par l’Italie et la Vénétie ramène en outre Zanzotto chez lui – comme, à la fin du livre, Corot le ramène à des peintres vénitiens et à son père, peintre lui-même, grand admirateur du maître français. Le poète commente ensuite plusieurs tableaux de Reims. Il passe devant les arbres de Corot et les surfaces d’eau, étangs, ruisseaux, rivières… Devant « La saulaie », il remarque combien le ruisseau fixe la construction. « Le coup de vent » est quant à lui « synergique », aboutissement des recherches de Corot et « hypothèque sur son futur » : le tableau s’éloigne d’une référence extérieure avec des figures, des personnages de plus en plus minuscules.

Zanzotto conclut à un demi-succès de Corot. Il place le peintre entre un impératif et un écueil : « la réalisation de l’empathie (c’est l’imagination dans sa force) » et « la langueur qui menace de tout transformer en décoration, frisettes, faiblesse ». C’est en quelque sorte le risque du succès. Corot est désormais ce peintre qui frappe les impressionnistes, nombre de peintres de Monticelli à Van Gogh – le dialogue s’amorce dès que les arts et la nature déclarent leurs noms, leurs formes. Depuis Georges Michel, Corot et Cézanne, c’est désormais sur le motif, in situ, l’attention portée à la lumière, aux énergies de l’air, des vents et des nuages, aux troncs, aux branches, aux feuilles d’arbre, à leurs rencontres et dissociations pour libérer les éléments et substances des représentations désuètes, de l’académisme au mimétisme servile. La singulière victoire de Corot, c’est au profit de dame nature « l’étrange rachat qui se réalise finalement après une attente très longtemps prolongée, après d’innombrables tentatives, disputes, débats théoriques qui ont profondément divisé les esprits. »
J’ai beaucoup aimé ce petit livre (32 pages) si subtilement intelligent – une intelligence aiguë qui s’adosse étroitement au sensible – mais il n’efface pas le souvenir du poétique et fulgurant essai de Françoise Ascal, La Barque de l’aube – Camille Corot, paru dans collection « Arléa-Poche » que j’avais présenté en 2018.

Patrick aime pas malJe ne saurais quitter cette chronique sur le paysage sans signaler une fort belle monographie sur la peinture de Pierre-Yves Gabioud. Cet artiste, né à Praz-de-Fort dans le Valais en février 1953, s’est dès 1989 consacré exclusivement à l’étude de la peinture de manière autodidacte. Sensible aux beautés des paysages montagneux des Alpes suisses comme à celles des choses simples, il met son art au service de leur révélation. Avec Le peintre et son pays les éditions Conférence ont reproduit plus d’une centaine d’œuvres de l’artiste où s’exprime une recherche poétique de l’accord entre le cœur et la nature. Les dessins de Pierre-Yves Gabioud suivent avec l’élégance des paysages chinois le profil d’un sommet, ses gravures saisissent la forme bigarrée des chalets, ses huiles font généreusement se refléter la lumière qui frappe la surface noire des peaux de cerises. Un choix lucide en faveur de la figuration fondé sur la conviction que l’art a son lieu véritable dans la rencontre de l’intériorité de l’artiste et de l’altérité du monde. Pierre-Yves Gabioud, dans des fusains ou des monotypes, des aquarelles ou des peintures à l’huile, façonne d’œuvre en œuvre le lexique pictural où cet accord s’accomplit, un lexique fait de douceur, de profondeur, de fantaisie aussi. Ce bel ouvrage est accompagné de deux textes d’Arnaud Clément & de Pierre-Alain Tâche qui reviennent sur l’esthétique et la poétique si singulières et saisissantes de l’art de Pierre-Yves Gabioud. Les Éditions Conférence aiment le paysage et les paysagistes, après La Vie simple, Peintures de Marlyne Blaquart en 2020, voici une nouvelle preuve.

Vers, dans le paysage (Corot) de Andrea Zanzotto, traduction revue et corrigée de Philippe Di Meo, , 2022.
Pierre-Yves Gabioud, le peintre et son pays – peintures, dessins, gravures & monotypes
de Arnaud Clément, Pierre-Alain Tâche, Collection « En regard », éditions Conférence, 2022. LRSP (livres reçus en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Andrea Zanzotto par ©Leonardo Cendamo / Éditions La Barque, Éditions Conférence.

Prochain billet bientôt se Deus quiser.

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Patrick Corneau