Patrick Corneau

Patrick aime pas mal[⏱ 10 minutes] Tout ce qui nous vient de Jean-Yves Tadié, proustologue émérite à qui nous devons des études et éditions critiques de référence, est impeccable : clarté*, précision, érudition maîtrisée et adaptée à un public cultivé, etc. Bref, c’est un passeur qui de livre en livre nous guide et nous aide dans la découverte de telle ou telle partie de la galaxie proustienne. 
Dans Proust et la société c’est le regard de Proust sur un monde extérieur changeant qu’il a voulu analyser. En effet, la vie de Proust qui, rappelons-le, est né le 10 juillet 1871 – peu de temps après la fin de l’insurrection de la Commune – a coïncidé avec la meilleure époque de la IIIe République. Il a observé le remplacement d’une société de cour par une société des élites, et la permanence d’un peuple chargé d’histoire. Si le monde intérieur de Proust, avec sa sensibilité et ses passions, nous est bien connu, s’épanouissent également dans son œuvre une sociologie, une géographie et une histoire, se proposant de rendre compte du monde tel qu’il a été, tel qu’il est et devient. En creux se dessine ainsi le portrait d’une époque charnière, riche en événements politiques et socio-historiques décisifs et en découvertes scientifiques, techniques majeures qui dessinent la modernité. Tout à fait dans son siècle, Marcel Proust n’est pas le reclus, épisodiquement noctambule mondain que l’on s’imagine ; c’est un observateur avisé de ses contemporains, il intervient volontiers dans les débats de l’époque (génocide arménien, affaire Dreyfus, séparation de l’Église et de l’État), tout autant qu’il fait preuve d’un grand intérêt pour les inventions techniques nombreuses (télégraphe, téléphone, bicyclette, automobile, aviation). Parfois injustement décrit comme un peintre du passé, Proust est un homme extrêmement sensible à certains aspects de la vie collective moderne, un homme social qui par ses fréquentations est au fait de tout ce qui est à la source du monde contemporain dont il a une connaissance encyclopédique : Philippe Kolb a recensé dans l’édition en vingt-un volumes de sa correspondance douze mille noms de personnes, dix mille noms de lieux et huit mille titres d’œuvres et de journaux ! Boursicoteur impénitent interrogeant fébrilement ses réseaux pour gérer (maladroitement) sa fortune, géographe de Paris et de la province dont il sonde avec humour le fond de comédie humaine, Proust possède par ailleurs une culture historique considérable qui, de tous temps, a imprégné les écrivains français – « après lui, constate Jean-Yves Tadié, mis à part Malraux et de Gaulle, c’est fini. ». 

Voici donc grâce à la sagacité de Jean-Yves Tadié et sa profonde  connaissance de la Recherche, un parcours éclectique à travers un autre monde, à la découverte d’un autre Proust « de » et « dans » son siècle. 
De cette traversée de la société, de ses acteurs et de ses bouleversements, j’ai retenu tout d’abord l’extraordinaire connaissance que Proust avait du monde diplomatique (il était passé par Sciences Po et lisait sept journaux par jour !) dont il pastiche le style à travers les allégations sinueuses et pléonastiques du marquis de Norpois, ambassadeur en Allemagne à la veille de la Première guerre mondiale, ainsi que celui erratique de la presse en temps de guerre (entre propagande et palinodies). Comme le souligne Jean-Yves Tadié, ce sont des pages qui ne sont pas les plus commentées, ni même connues, de la Recherche – elles ne sont pas hélas sans consonner étrangement avec les actuels atermoiements** de la diplomatie européenne : 
« Ses articles, où chaque mot était pesé, ressemblaient à ces notes optimistes que suit immédiatement la mort du malade. Par exemple, à la veille de la déclaration de guerre, en 1870, quand la mobilisation était presque achevée, M. de Norpois (restant dans l’ombre naturellement) avait cru devoir envoyer à ce journal fameux, l’éditorial suivant : « L’opinion semble prévaloir dans les cercles autorisés que, depuis hier, dans le milieu de l’après-midi, la situation, sans avoir, bien entendu, un caractère alarmant, pourrait être envisagée comme sérieuse et même, par certains côtés, comme susceptible d’être considérée comme critique. » » Ou encore : « Il semblerait, malgré toute la souplesse de M. de Norpois, à qui tout le monde se plaît à rendre hommage pour l’habile énergie avec laquelle il a su défendre le droits imprescriptibles de la France, qu’une rupture n’a plus pour ainsi dire presque aucune chance d’être évitée. » Et enfin : « Dernière heure. Sa Majesté l’Empereur a quitté ce matin Compiègne pour Paris afin de conférer avec le marquis de Norpois, le ministre de la Guerre et le maréchal Bazaine en qui l’opinion publique a une confiance particulière. S. M. l’Empereur a décommandé le dîner qu’il devait offrir à sa belle-sœur la duchesse d’Albe. Cette mesure a produit partout, dès qu’elle a été connue, une impression particulièrement favorable. L’Empereur a passé en revue les troupes, dont l’enthousiasme est indescriptible. Quelques corps, sur un ordre de mobilisation lancé dès l’arrivée des souverains à Paris, sont, à toute éventualité, prêts à partir dans la direction du Rhin. »
À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. IV, p. 216-218.

Enfin, un autre morceau de bravoure (absolument anti-écologique !) où l’on voit Proust célébrer l’automobile (« la cage de cristal et d’acier ») comme une prodigieuse machine à produire des sensations, comme l’odeur (essence, gaz d’échappement) et le son (klaxon) :
« Comme un vent qui s’enfle avec une progression régulière, j’entendis avec joie une automobile sous la fenêtre. Je sentis son odeur de pétrole. Elle peut sembler regrettable aux délicats (qui sont toujours des matérialistes et à qui elle gâte la campagne), et à certains penseurs (matérialistes à leur manière aussi), qui, croyant à l’importance du fait, s’imaginent que l’homme serait plus heureux, capable d’une poésie plus haute, si ses yeux étaient susceptibles de voir plus de couleurs, ses narines de connaître plus de parfums, travestissement philosophique de l’idée naïve de ceux qui croient que la vie était plus belle quand on portait, au lieu de l’habit noir, de somptueux costumes. Mais pour moi (de même qu’un arôme, déplaisant en soi peut-être, de naphtaline et de vétiver m’eût exalté en me rendant la pureté bleue de la mer le jour de mon arrivée à Balbec), cette odeur de pétrole qui, avec la fumée s’échappant de la machine, s’était tant de fois évanouie dans le pâle azur, par ces jours brûlants où j’allais de Saint-Jean-de-la-Haise à Gourville, comme elle m’avait suivi dans mes promenades pendant ces après-midi d’été où Albertine était à peindre, faisait fleurir maintenant, de chaque côté de moi, bien que je fusse dans ma chambre obscure, les bleuets, les coquelicots et les trèfles incarnats, m’enivrait comme une odeur de campagne non pas circonscrite et fixe, comme celle qui est apposée devant les aubépines et, retenue par ses éléments onctueux et denses, flotte avec une certaine stabilité devant la haie, mais comme une odeur devant quoi fuyaient les routes, changeait l’aspect du sol, accouraient les châteaux, pâlissait le ciel, se décuplaient les forces, une odeur qui était comme un symbole de bondissement et de puissance et qui renouvelait le désir que j’avais eu à Balbec de monter dans la cage de cristal et d’acier, mais cette fois pour aller non plus faire des visites dans des demeures familières, avec une femme que je connaissais trop, mais faire l’amour dans des lieux nouveaux avec une femme inconnue. Odeur qu’accompagnait à tout moment l’appel des trompes d’automobile qui passaient, sur lequel j’adaptais des paroles comme sur une sonnerie militaire : « Parisien, lève-toi, lève-toi, viens déjeuner à la campagne et faire du canot dans la rivière, à l’ombre sous les arbres, avec une belle fille ; lève-toi, lève-toi. » »
À la recherche du temps perdu, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. III, p. 912-913.

* Tous les aperçus de Jean-Yves Tadié sur le temps historique, le temps vécu, la mémoire, la structure et le traitement proustien du temps sont lumineux et élégamment pédagogiques.
** Les circonvolutions rhétoriques d’un Hubert Védrine dans ses commentaires de l’actualité ne sont pas sans rappeler le style Norpois…

Proust et la société de Jean-Yves Tadié, Coll. Blanche, Gallimard, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Jean-Yves Tadié par Francesca Mantovani – Gallimard / Éditions Gallimard.

Prochaine chronique le 8 mars.

  1. serge says:

    Je suggère que Renault illustre ses prochaines publicités avec ce texte. Cela aurait de la gueule et du chic. De plus les ventes de ses cages de christal et d’acier connaîtraient une belle croissance.

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