Patrick Corneau

Patrick aime pas mal[⏱ 9 minutes] Dans « L’art, c’est bien fini » – Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères, Yves Michaud part d’une observation aisément vérifiable par tout un chacun : la plupart des artistes contemporains ne créent plus d’œuvres à proprement parler (peintures, sculptures, etc.). Ils se consacrent à des productions plus ou moins évanescentes telles qu’installations, interventions, performances, environnements immersifs, dispositifs multimédias, etc. On y croise des couleurs, des sons, des odeurs. Parfois même, il est fait appel au toucher. Ces expériences multi-sensorielles s’offrent au spectateur dans une immédiateté enveloppante. « L’expérience esthétique a changé, de frontale elle est devenue atmosphérique […]. » constate Yves Michaud. Ce qui s’est évaporé, c’est surtout l’ambition multiséculaire d’incarner les plus hautes valeurs humaines et d’exprimer quelque chose de sensé sur la destinée des hommes. L’art parle désormais de l’art, il bavarde sans fin sur lui-même et c’est tout. Il est ludique, hédoniste, vaporeux, atmosphérique. Les critères esthétiques « ont été remplacés par les prix des œuvres et la cote des artistes ». Et le souci esth-éthique le fait s’engouffrer dans toutes les causes à la mode avec un moralisme moralisateur digne des pires bondieuseries sulpiciennes. En fin de compte, cet art n’intéresse plus grand monde. Il survit en vase clos dans ces lieux dédiés plus ou moins institutionnels qu’Yves Michaud appelle des « ZEP » (zone esthétique protégée). Parallèlement, la prolifération des images a pris, au cours du XXe siècle, des proportions extravagantes : un mur d’images capte sans cesse le regard, l’occupe sans interruption, recouvre sans limites le réel, suscitant le désintérêt à l’égard du monde de l’art mais plus généralement ce « cancer imagier » nous dérobe toute présence, solidité et stabilité du monde tel qu’il nous est donné comme l’a montré Olivier Rey dans un récent et passionnant ouvrage*. 

Le discours critique vis-à-vis de la création contemporaine, était déjà bien développé sous les plumes de Jean Clair ou de Marc Fumaroli. Avec Yves Michaud on passe à un degré supérieur du scepticisme de combat. On frise parfois l’invective pure et simple, ce qui choquera ou confortera le lecteur selon son sentiment sur la question. Cet aspect provocateur, s’il est la partie la plus voyante de l’ouvrage, ne doit pas occulter le fond de ce brillant et pugnace essai dont la richesse est ailleurs. Yves Michaud livre en réalité un pamphlet très érudit où l’acuité du raisonnement philosophique n’a d’égal que la qualité et l’ampleur des sources. Les termes sont rigoureusement définis, Michaud examine les concepts d’« esthétique » et d’« atmosphère » à la lumière des penseurs qui, d’Aristote à Theodor Adorno, en passant par Jakob Böhme, Jean-Jacques Rousseau ont abordé ces questions. Il complète l’appareil philosophique de nuances issues de sa propre réflexion venant compléter son précédent livre L’Art à l’état gazeux (Stock, 2003). Sa contribution à une réflexion sur la fin de « la fin de l’art » aussi importante que difficile à articuler en philosophie et en histoire de l’art puisée principalement chez Hegel et Hermann Schmitz, Federico Vercellone, Paolo Gambazzi est remarquable.
Si on ne veut pas suivre la totalité du raisonnement sinueux et complexe d’Yves Michaud, je conseille de se cantonner aux chapitres III et XI lesquels livrent l’essentiel de la thèse défendue : « le monde du Grand Art est mort et bien mort ».

Plutôt que d’épiloguer sur l’importance d’une analyse qui s’inscrit dans la continuité sociocritique de Charles Melman ou de Gilles Lipovetsky et dans celle plus technocritique d’un Jacques Ellul ou Guy Debord, je me contenterai de donner à lire les derniers et éclairants paragraphes du chapitre final.

« […] les valeurs de notre temps se sont attachées à l’Art majuscule : personne n’attend plus rien de ce qui est offert dans les ZEP sinon que ça vaille beaucoup d’argent, que ça fasse venir beaucoup de gens et que ce soit moralement correct.
Tout le monde se fout éperdument des qualités esthétiques ou artistiques de cet Art, y compris dans le cadre conceptuel de la fin de l’art hégélienne.
Les seules choses qui comptent sont : combien ça vaut ? Combien ça excite ? Combien ça rassure ? Argent, Artentainment et esth-éthique sont les seules valeurs de l’Art et les seuls critères de sa valorisation — et ce sont aussi celles du monde de l’hyper-esthétisation : la richesse, le divertissement, la bien-pensance.

De là mon diagnostic terminal — comme on dit des soins palliatifs qu’ils sont terminaux : dans les ZEP, dans l’Art, il ne reste pas grand-chose et en réalité rien du tout, rien en tout cas que nous ne puissions trouver à l’extérieur et partout ailleurs.
Inutile donc de revenir aux pleurnicheries du classicisme, de faire siennes les indignations d’Adorno ou de Marquard, de tempêter avec Marc Fumaroli ou Jean Clair : tout ça aussi, c’est du passé.
Inutile de danser en ricanant, tels les derniers hommes de Nietzsche et tous ces curateurs qui curatent, autour des montagnes de reliques (les reliques font toujours l’objet d’un commerce et il y en a toujours des montagnes !) et de canapés de cocktail (ils font l’objet d’un commerce et il y en a toujours des montagnes !) d’un Art qui s’accomplirait dans sa fin.
Non, c’est fini et bien fini ! Définitivement F-I-N-I.

L’Art, c’est un bouquet de tulipes de Koons qui vaut cher, fait venir du monde et déverse du sucre d’orge compassionnel sur des victimes d’attentat à la vie ravagée.
L’Art, c’est la banane scotchée de Cattelan qui vaut 120 000 à 150 000 fois le prix d’une banane, qui fait le buzz et qui pourra même nourrir un artiste en mal de célébrité — et le galeriste.
L’art, c’est le lit de Tracey Emin, qui vaut un peu plus cher qu’un lit Ikea (2 millions d’euros chez Christie’s en 2014), qui a fait parler de lui et d’elle, et qui nous enseigne que ce n’est pas bien de trop baiser en buvant trop, en fumant trop et sans changer les draps.

Le plus drôle dans tout ça, c’est que tout le monde le sait mais que personne ne veut le reconnaître. C’est l’éternelle histoire du roi nu. Inutile même de crier au complot ou à l’omertà : en fait tout le monde s’en fout.
Restent les clubbers des ZEP qui ont besoin de continuer à croire en leurs jobs, leurs réseaux, leurs divertissements, leurs placements et leurs belles âmes pour soirs de vernissage.

L’illusion rapporte, amuse et fait vivre.
Et vivre c’est avoir des sensations, comme le disait Protarque à ce pauvre Socrate qui décidément ne comprenait rien à rien. »

* Olivier Rey, Gloire et misère de l’image après Jésus-Christ, Coll. Choses humaines, Éditions Conférence, 2020.

« L’art, c’est bien fini » – Essai sur l’hyper-esthétique et les atmosphères d’Yves Michaud, Coll. NRF essais, éditions Gallimard, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie d’Yves Michaud ©Francesca Mantovani – Gallimard / Éditions Gallimard.

Prochaine chronique le 4 mars.

  1. Bonjour,
    Cette critique de l’art contemporain est assez répandue mais ce prétendu art ne plait à personne. Je m’intéresse vraiment à l’art et je constate en parcourant diverses galeries qu’il y a un foisonnement d’artistes de très grande qualité actuellement. Nous sommes plutôt à une époque d’un réveil de l’art.

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Patrick Corneau