Patrick Corneau

Patrick aime assezC’est un tour de force qu’a réalisé Gérard Pfister avec Ainsi parlait Montaigne que viennent de publier les éditions Arfuyen : arriver à faire une sélection représentative de « dits et de maximes de vie » dans l’énorme fatras de l’œuvre d’une vie où l’auteur mêle inséparablement autobiographie, création et pensée. Il n’y a pas d’auteur dont l’œuvre soit plus riche que les Essais, somme qui connut quatre éditions du vivant de l’auteur. Fantasque et truculente, foisonnante de citations et digressions, parfois un peu obscure et déjà lointaine par la langue du XVIe siècle, on imagine aisément l’embarras de l’éditeur-concepteur : comment choisir ? 
Pari gagné : l’essentiel des Essais est bien là ! Rendu d’un accès facile et agréable et, qui plus est, en gardant au plus près la saveur de la langue. 
À le lire, on mesure combien la réflexion très libre et personnelle d’un homme ayant traversé un siècle marqué par les guerres religieuses et l’obscurantisme – ne revenons-nous pas aujourd’hui à de telles époques ? – nous reste plus que jamais indispensable. Montaigne, l’homme d’un seul livre comme Proust est avant tout un observateur psychologue doublé d’un moraliste, c’est-à-dire un homme lucide et juste qui dans tous les domaines – la politique, le religieux, la vie privée – reste un exemple. Ce qu’avait ressenti Stefan Zweig, qui après avoir cherché toute sa vie un modèle de liberté et de tolérance, découvrit Montaigne au printemps 1941, un an avant sa mort. 

Ce qui frappe au fil de ces pages, que l’on peut lire « à sauts et à gambades », selon l’expression du sieur de Montaigne, c’est l’extraordinaire capacité de cet homme à être lui-même, à rester Michel Eyquem. Autrement dit la constance – qui chez lui est une lutte de tous les instants – dans la volonté d’échapper aux effets délétères de la comparaison. La comparaison est le ressort ou l’affect le plus visible des hommes, et en même temps le plus secret. Elle est au principe de tout ordre social qui pour être et se connaître, la met en scène dans ses hiérarchies et classements ; elle pénètre les racines de l’être humain lequel ne sait jamais dans quelle mesure elle affecte sa conduite, ses sentiments ou même sa pensée. La comparaison ne consiste pas seulement à nous situer les uns par rapport aux autres selon les « plus » et les « moins » des qualités et défauts, ou selon la gamme des sentiments d’amour, de haine, d’admiration, d’envie, etc. elle comporte aussi nécessairement un certain rapport à soi dans lequel chacun se pose pour ainsi dans l’être selon les deux mouvements ou dimensions de l’élévation et de l’abaissement.

Concernant cette situation humaine première où l’on se compare aux autres (et à soi) dans un mouvement incessant d’admiration-dénigrement et d’imitation-rejet, Pascal et Rousseau sont avec Montaigne les plus éclairants. Sans épiloguer sur les perspectives propres (et opposées) des deux premiers et les programmes de réforme, ou de réformation de soi qu’ils ont proposé, l’attitude de Montaigne est à la fois audacieuse et (faussement) simplissime. Elle tient en une formule : Montaigne est un homme qui sait absolument et clairement ce qu’il veut (chose aujourd’hui bien plus rare qu’on ne le pense) et n’éprouve aucun désir de devenir autre qu’il n’est ! Cette disposition personnelle est le fruit des leçons qu’il a tirées de l’expérience contemporaine : « Ceux qui ont essayé de réviser les mœurs du monde, de mon temps, par des opinions nouvelles, réforment les vices de l’apparence. Ceux de l’essence ; ils les laissent là, si même ils ne les augmentent. »

Montaigne ne croit pas à la possibilité de dé-conditionner, d’amender l’homme selon une amélioration véritable ; plus profondément, il pense que ces tentatives se heurtent à la constitution même de la vie humaine : « Il n’est personne, s’il s’écoute, qui ne découvre en soi une forme sienne, une forme maîtresse, qui lutte contre l’éducation et contre la tempête des passions qui lui sont contraires. » Les efforts pour s’éloigner de soi-même, pour devenir différent sont pour l’essentiel vains, car la nature de chacun obéit à une loi à peu près aussi contraignante que celle de la gravitation. Discerner et reconnaître sa « forme maîtresse » suppose qu’on ne se laisse guider ou régler par aucun enseignement préalable, ni théologique, ni philosophique mais qu’on veuille confondre, conjoindre son développement avec celui de la nature même. Cela suppose que l’on conçoive le monde, l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement permanent ; que l’on ne reste pas enfermé dans sa forme propre, mais capable de reconnaître et d’apprécier des formes de vie très différentes des siennes. Par exemple en voyageant, en faisant l’expérience du divers, autrement dit en parcourant une partie de l’Europe, ce que fit Montaigne de juin 1580 à novembre 1582 sous prétexte d’aller prendre les eaux. Après un court séjour en Alsace, avec son équipage Montaigne file vers Bâle, Augsbourg, Innsbruck et de là, par le col du Brenner, en Italie, débarquant à Venise le 5 novembre 1580.

Ceci nous est magistralement restitué par Gérard Pfister dans l’introduction presque entièrement centrée – et à raison – sur cet épisode.
Sûrement n’a-t-on a pas suffisamment mesuré l’influence déterminante qu’ont eues sur Montaigne la langue et la littérature italiennes. De son père, l’auteur des Essais a hérité un goût particulièrement vif pour l’Italie. Alors que la géographie comme les origines de sa famille auraient dû le tourner vers l’Espagne, il est frappant constate Gérard Pfister « combien la culture hispanique est peu présente dans son œuvre comme dans sa bibliothèque. Il n’en connaît pas même la langue tandis qu’il parle et écrit l’italien. Montaigne fait son voyage en Italie au moment même où sont publiés, dans leur toute première version, les deux premiers livres des Essais. Et c’est du Journal de ce voyage, presque à moitié écrit dans la langue de Dante, qu’il faut partir si l’on veut comprendre la mue profonde qui s’opère entre cette première version et toutes les réécritures ultérieures. Un tout autre homme y apparaît, un Montaigne non plus seulement latin, mais italien. Et certainement le plus italien de nos écrivains avec Stendhal. » 

La préface de Gérard Pfister – et c’est à mon sens l’apport majeur de ce volume 32 de la collection – montre de façon éclairante tout ce que la fameuse « nonchalance » de Montaigne doit à la sprezzatura de Baldassare Castiglione. « Nonchalance » est un pis-aller pour traduire ce que Castiglione exprime avec la sprezzatura : mélange de goût du naturel, de légèreté, de fluidité, d’élégance et de panache qui est l’idéal de l’homme de cour. Le courtisan qui est sans cesse sous le regard d’autrui cherche ainsi par une élégante contrefaçon à donner l’impression du naturel dans l’absence d’effort. Gérard Pfister montre que Montaigne, reclus dans sa librairie, n’a nul souci de faire bonne figure : « Son seul but est de se montrer tel qu’il est, au naturel, quelque jugement qu’on porte sur lui. Sa nonchalance est ainsi une véritable ascèse contre toutes nos illusions, contre toutes nos prétentions : Il faut la vue nette et bien purgée pour découvrir cette secrète lumière. » 
Il y a donc un Montaigne d’après le voyage en Italie que l’on perçoit dans la rédaction de la dernière partie des Essais avec ses nombreuses additions manuscrites : un écrivain moins solennel, moins raide, moins empesé par la révérence aux Anciens et l’afflux de doctes citations. Comme l’écrit Gérard Pfister : « Il ose maintenant rire de lui. Il n’a pas guéri de la gravelle. Il n’a pas guéri de dire des « fadaises ». Mais l’Italie l’a guéri du sérieux. À force d’être en voyage, il a fait définitivement sienne la pensée qu’il n’allait en nul lieu que là où il se trouvait ». 

Telle est désormais en toutes choses la gaie sagesse de Montaigne : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »
En congédiant moqueusement les hautes finalités de la philosophie et de la théologie – à l’origine, il faut bien le dire, de promesses que l’humanité n’a pu tenir – en proposant de nous ramener vers notre seule condition en produisant l’exemple de la sienne, Montaigne, malgré le nonchaloir qu’il revendique n’a pas choisi la voie de la facilité. Mais qu’est-ce que le nonchaloir en vérité sinon un effort de chaque instant pour préférer notre vie, ou notre être, à nous-mêmes ?

Michel de Montaigne, Ainsi parlait Montaigne, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister, Coll. Ainsi parlait, Éditions Arfuyen, 2022. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Michel de Montaigne (1533-1592) ©Getty / Éditions Arfuyen.

Prochain billet le 27 janvier.

  1. Cher Patrick Corneau, même si je n’y suis pas toujours régulièrement assidu, j’aime beaucoup votre blog pour la qualité de vos écrits, pour la profondeur de vos analyses, le tout étant servi par une belle et pure langue de Molière. Une fois de plus, car c’est la deuxième fois que cela m’arrive, et grâce à vous, j’ai acheté dans la première librairie qui se trouvait sur mon chemin le « Ainsi parlait Montaigne » de Gérard Pfister. Les Editions Arfuyen peuvent vous remercier de m’avoir donné envie d’acquérir cet ouvrage qui se déguste par petites lampées, tel un vieil armagnac hors d’âge. Bon courage dans votre cheminement de coureur de fond de la (bonne) littérature.
    Hervé Pichon

    1. Patrick Corneau says:

      Cher Hervé, merci vraiment pour ces mots si chaleureux, je suis ravi de pouvoir partager mes admirations, c’est de la bonne contamination : gagnant – gagnant ! Bien cordialement, Patrick C.

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