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Le Chant du possible – Écrire le jazz

Patrick Corneau

Patrick aime assezLe jazz est ce genre de musique dont on ne sait que faire, ni que penser tant dans le milieu intellectuel ou honnêtement cultivé que dans le monde plus concerné des historiens de la musique et de la musicologie – s’il n’embarrasse pas ces derniers, il suscite un intérêt un peu condescendant, aimablement poli mais distant : affaire pas assez sérieuse pour en faire un « sujet » à part entière. Cette gêne à l’endroit de ce qui m’apparaît comme un art véritable, bien plus « majeur » et, de ce fait, bien plus intéressant que ne l’est la photographie par exemple, pratique abâtardie, prosaïsée dans l’encombrement (« cancer imagier » selon l’expression d’Olivier Rey) de son extraordinaire diffusion, est symptomatique du goût très français d’opérer des classements, des hiérarchies excluantes, voire ostracisantes et même sacrificielles si possible. 

Cette difficulté me rappelle l’épisode ancien d’un ami dont l’univers mental et esthétique était à des années-lumière du jazz, à qui j’avais voulu faire découvrir cette musique que je pratiquais beaucoup alors. Lui ayant fait écouter quelques morceaux, ce garçon était resté de marbre et avait finalement déclaré avec solennité : « le jazz n’est pas nécessaire ». J’étais trop jeune à l’époque pour saisir l’insondable sottise de cette remarque pseudo-définitive, ni deviner ce qu’elle supposait de mal-être, charriant d’obscures résistances (dont un Surmoi castrateur de jouissance) – oukase d’autant plus inconséquent que cet ami, quelques années plus tard, après avoir tâté de divers instruments se mit à écouter et apprécier le jazz avant de s’en fatiguer, puis de s’en détourner… Sur le moment j’avais été tout bonnement heurté, révulsé, scandalisé… Face à cette surdité satisfaite, j’avais soudain pensé que ce déni était paradoxalement la meilleure affirmation de l’utilité vitale du jazz et même constituait la preuve de son indubitable nécessité ontologique. De cela j’étais existentiellement certain, je le ressentais « au fond des tripes » comme aussi sans doute ce frère en swing, beat et blues qu’est Jacques Réda, l’un des rares poètes et écrivains français* ayant porté la chose jazzistique à des hauteurs littéraires (et poétiques) non seulement célébrantes – ce qui serait déjà beaucoup – mais surtout d’empathie admirative et de rare intelligence compréhensive. L’ayant lu par le passé en revue dans cet exercice, je le retrouve aujourd’hui, plus disert et convaincant que jamais dans Le Chant du possible – Écrire le jazz que viennent de faire très opportunément paraître les éditions Fario après l’Entretien avec Monsieur Texte écrit avec la complicité d’Alexandre Prieux (2020) qui faisait suite à Quel avenir pour la cavalerie ? Une histoire naturelle du vers français paru chez Buchet-Chastel en 2019.

Il faudra un jour reconnaître à Jacques Réda un immense mérite : il est le seul homme de plume ayant su parler honorablement (c’est-à-dire sans tomber dans des bavardages impressionnistes) de deux choses absolument incompréhensibles pour les mjq (les « médiocres, jocrisses, quinteux », soit les défenseurs de la sainte Culture jazzophobe selon Réda) : la puissance du swing pour l’obtention naturelle de la quintessence du Rythme élémentaire et l’importance fondatrice et structurante (à la manière d’un Urgrund heideggerien si je puis oser ce rapprochement) du blues. 

Le swing est dans l’œuvre de Réda comme une statue qu’il sculpte par petites touches, il s’en approche donne un coup de pouce, s’en éloigne, tourne, change l’angle de vue, revient, ne désespérant pas d’arriver à maîtriser, fixer cette entêtante fascination. Car le swing échappe, même si « sur le papier » on peut en donner une définition relativement claire : « la qualité particulière qui se dégage et ne peut se dégager que d’un rythme à deux ou quatre temps où l’accent se porte sur le temps faible ». Comme toute chose relevant du vécu, du ressenti, elle est retorse : de par sa nature hybride, participant du son, du rythme, du corps, du souffle, de la danse, de l’excitation neurologique, fruit d’une rencontre au sein d’un collectif avec « le moment donné » – enfin, pour compliquer l’affaire, entretenant un modus dialectique erratique et subtil (expansion vs pondération) avec le dieu blues. Par ailleurs, comme le sublime, il ne fait pas acception de quantité : ça ne swingue pas « plus ou moins », non, ça swingue ou pas – point. Enregistrements et solistes à l’appui (sa connaissance discographique est vertigineuse), Réda nous explique tout cela dans un style très « hi-fi » où le ciselé de la haute définition conceptuelle ne sacrifie rien du goûtu analogique de l’image poétique**… 

Il y a chez Réda une mélancolie touchante : le sentiment d’être le Dernier des Mohicans d’une haute époque heureuse et faste du jazz, celle d’un classicisme qui va, disons de Jelly Roll Morton à John Lewis et son MJQ (non, pas les adeptes du Beau, du Bien et de la Raison moqués plus haut… mais avec majuscule : les impeccables gentlemen en smoking du Modern Jazz Quartet). Ces pages sont donc empreintes d’une nostalgie pour les temps insouciants des bondissants big bands et d’une aversion déclarée pour les dégénérescences actuelles ; inévitables selon Réda, car le jazz n’échappe pas à la seconde loi de la thermodynamique et « en un demi-siècle, il a généreusement dilapidé le trésor accumulé par la misère de ses aïeux ». Réda émet au passage une intéressante hypothèse : le free aura été une tentative suicidaire pour mettre un terme au débat entre l’improvisé et le composé en s’affranchissant « de toutes les règles que finit par confisquer à son profit celle, exclusive, du Profit ». D’où cet confidence un peu chagrine*** : « Au fond, je l’avoue, je n’écoute plus guère que des disques. Je ne franchirais pas cinquante mètres pour entendre une chanteuse balinaise détériorer Solitude ou ‘Round Midnight en compagnie d’un saxophoniste-ténor islandais, d’un contrebassiste du Val-de-Marne et d’un branleur de cloches tibétain, alors que je dispose de la quasi-totalité du jazz à domicile, d’un accès immédiat au swing devenu presque éternel. » 

Bon, c’est un peu radical mais il est vrai que l’époque des géants est derrière nous, que leur génie est sans postérité, ne laissant pour notre consolation qu’un éblouissant et secourable sillage de galettes vinyles et numériques (Glenn Gould définissait la technologie comme étant « une entreprise charitable »), agrégeant avec lui des imitateurs, immensément doués pour certains, pourtant nous devons admettre que la fête est bien finie… Il était dans la nature du jazz, musique du « moment donné » d’évoluer vers l’œuvre d’art classique et de disparaître en dissolvant son « vif » dans le statut de musique savante : « Notre musique savante est devenue une affaire de club d’initiés, et ce qui reste de musique populaire a été confisqué par le commerce et l’industrie qui la fabriquent en ne tenant compte que de ses programmes établis en fonction de ce que leur semble attendre et leur réserver de profit le marché. »

Reste à écouter, réécouter ces étoiles filantes, à explorer la structure logique de leurs solos, apprécier leur charge d’émotion, certaines réputés « en avance sur leur temps », ce qui « ne veut positivement rien dire, souligne Réda, sinon que tous les artistes de valeur, quel que soit le style d’époque dans lequel ils s’expriment, possèdent une aptitude à l’intemporel : Lascaux n’a rien à envier à Picasso ». Il est rassurant de lire de la part d’un amateur accompli dont on pourrait craindre que l’âge et l’habitude aient émoussé la sensibilité, qu’une lassitude soit venue : « Bien au contraire. Car à mon besoin quotidien de réécouter, et toujours à neuf, les œuvres capitales les plus fameuses, je me suis constitué, après plus de trois quarts de siècle, un petit trésor de méconnus et d’oubliés où je puise et que j’augmente avec le même intact ravissement. » On lira donc dans Le Chant du possible de fort belles pages sur de brillants seconds couteaux (comme Jabo Smith) occultés par l’éclat d’étoiles de première grandeur. Parmi ces dernières (Waller, Hines, Ellington, Basie, Wilson, Tristano, Garner, Powell, Evans…), une belle évocation de Thelonious Monk pour l’art duquel Réda a cette inattaquable formule : un solipsisme « s’enfermant dans l’édification de monuments ou stūpas harmoniques difficilement habitables par d’autres que lui ». Je regrette que Réda même s’il le cite à plusieurs reprises n’ait pas donné un texte fort sur un autre ardent solipsiste : John Coltrane. Particulièrement pour nous éclairer sur ce qu’il advient du swing dans son « style tardif » (1964-1967), lorsqu’il est porté par un chant incantatoire soutenu (l’engorgement des notes produisant une explosion du phrasé be-bop), soutenu par une rythmique non strictement binaire. Coltrane, cet exilé de l’intérieur dont la musique « vouée à se consumer parmi les flammes et la fumée d’un au-delà inaccessible » comme l’écrit Réda, continue néanmoins d’exercer une influence considérable à l’image de ses nombreux et divers avatars discographiques.

Avec Le Chant du possible Jacques Réda prolonge et augmente des essais déjà célébrés (depuis L’Improviste, son premier livre sur le jazz en 1980, jusqu’à Une civilisation du rythme en 2017) où les spéculations ne cèdent rien à une connaissance intime et devenue comme familière des musiciens et de leurs trajectoires. Le poète mélomane a vécu, pensé, dansé à leur côté, au point que les proses ou les vers qu’il leur a consacrés les accompagnent à leur tour et, pourquoi pas, font désormais partie de cette infinie jam-session qui serait l’histoire du jazz. Ces essais, à l’égal des séances que l’enregistrement nous a conservées, ont saisi au vol une magie éphémère, un bonheur fugace ravi à la surface d’un continent désormais englouti. C’est ce double ravissement que la ferveur communicative de Jacques Réda nous restitue avec maestria, prouvant que « le Possible n’est pas moins infini que la vie n’est éternelle, si notre âme est un reflet fugitif d’un univers lui-même vivant et sans limites dans l’espace et le temps ».
* En langue anglaise on ne saurait passer sous silence la prose vive, enlevée, sinueuse comme peut l’être une improvisation en jazz de l’incomparable Geoff Dyer dans ses textes autour du jazz ou dédiés comme But Beautiful : A Book About Jazz (1991) publié en français sous le titre Jazz impro (traduit par Rémy Lambrechts, Éditions 10/18, coll. « Musiques & cie », 2002) qui a obtenu le Prix du Livre de Jazz en 1995.
** Voir ses incroyables réflexions sur le style de piano stride et le rôle de la main gauche dans la dialectique du fixe et du mouvement… (Écouter l’indispensable Guillaume Nouaux recommandé chaleureusement par Réda !)
*** Moins que les derniers paragraphes de l’ultime chapitre « Cadence » aux accents nettement ténébreux.

Le Chant du possible – Écrire le jazz de Jacques Réda, collection Théodore Balmoral, éditions Fario, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) Photographie de Jacques Réda ©Ere Production / Éditions Fario.

Prochain billet le 22 décembre.

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Patrick Corneau