Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !Le courage aujourd’hui ce n’est pas de « balancer » sur les réseaux sociaux ses rancœurs, rancunes et frustrations – cela c’est la petite haine ordinaire qui mine le climat social et la précieuse urbanité entre individus. Le vrai courage est d’aller à l’encontre de toutes les couleuvres que l’opinion majoritaire (ou soi-disant telle) veut nous faire avaler. C’est ce que fait Sabine Prokhoris dans le percutant Le Mirage #MeToo au Cherche Midi Éditeur, sélectionné dans la première liste du Fémina, catégorie essais. Cette philosophe et psychanalyste ne craint pas de déboulonner des icônes : dans Au bon plaisir des « docteurs graves » (PUF, 2016), elle s’en était prise aux écrits de Judith Butler, papesse des études de genre. Aujourd’hui, c’est tout le néo-féminisme qu’elle passe au crible d’analyses pleines d’intelligence tonique.
Sabine Prokhoris n’a pourtant rien d’une conservatrice : pro-PMA et pro-GPA, elle s’inscrit dans la ligne universaliste d’une Élisabeth Badinter. Selon elle, en adoptant une approche victimaire et accusatrice, le féminisme actuel ferait fausse route, s’apparentant à une « révolution culturelle » avec toutes ses caractéristiques : violence, irrationalité, totalitarisme… mettant dans le même sac vrais et faux coupables, vraies et fausses victimes. Bref, une idéologie totalitaire ouvrant la voie à un « retour de bâton réactionnaire » en la personne de celui qui fait flamber les enquêtes d’opinion…

Symptomatiques sont déjà les difficultés rencontrées pour la publication du livre. De l’aveu même de l’auteur, le projet avait été accepté sans réserve en janvier 2020 par Marcel Gauchet pour la collection « Le Débat » chez Gallimard (dont j’ai présenté l’excellent La question trans de Claude Habib). Au cours des mois qui ont suivi, celui-ci l’a accompagnée dans sa réflexion, approuvant sa méthode et l’incitant à creuser toujours davantage ses analyses. Mais il n’a pas eu, semble-t-il, les mains libres chez l’éditeur pour publier le livre. Gallimard qui avait cru bon, on s’en souvient – les autres éditeurs lui emboîtant immédiatement le pas -, de retirer de la vente la totalité des ouvrages de Gabriel Matzneff sitôt paru Le Consentement de Vanessa Springora. Les éditeurs sollicités ensuite, tout en louant unanimement la pertinence et la qualité du manuscrit, ont… préféré ne pas à l’exception de Jean Le Gall, directeur du Cherche Midi, qui a sans hésiter accepté le risque.
Ces péripéties sont éminemment instructives de la frilosité générale face à la teneur dérangeante des propos que tient Sabine Prokhoris et, en quelque sorte, illustrent ce qu’elle démontre dans son travail, à savoir le sidérant pouvoir d’intimidation du metooisme. Par ailleurs, les retards occasionnés par ces difficultés l’ont conduite à compléter son essai d’un post-scriptum qui ouvre sur ce qu’elle appelle des « variants » #Metoo surgis dans le sillage de la parution de La Familia grande : #Metooinceste et #Metoogay. Analyser ces avatars permet de mieux comprendre la nature passablement trouble de l’incontrôlable diffusion de la folie #Metoo.

Il faut savoir que Sabine Prokhoris est une féministe sincère, pondérée, proche des figures historiques qui ont animé ce mouvement en France. Elle est légitimement atterrée – qui ne l’est pas ? – par l’irrationalité et la violence effrayante des militantes les plus radicales proférant des slogans tels que « le kérosène c’est pour les violeurs, pas pour les avions », entre autres gracieusetés… Les cris et les larmes des bataillons de la « VictimPride » #Metoo sont en réalité, bien plus que des « pleurnicheries » : des armes de guerre. 
Ces excès et dérives nécessitent une certaine violence pour être contrées et le texte de Sabine Prokhoris, de fait, est très offensif. Mais cette virulence est celle qu’exige une méthode d’analyse critique implacablement argumentée, qui dénonce les impostures et les décape au scalpel. Le scalpel comme la causticité de sa plume permettent à l’essayiste de crever bien des baudruches.

Sabine Prokhoris ne nie pas l’opinion générale qui voit en #MeToo une formidable révolution. Elle pointe néanmoins les dommages collatéraux – parmi lesquels tout de même des suicides : David Hamilton, le chef Taku Sekine, et plus récemment le chorégraphe britannique Liam Scarlett, alors que l’enquête interne du Royal Ballet de Londres pour harcèlement sexuel avait conclu qu’il n’y avait pas matière à engager de poursuites. Elle renverse tout simplement le point de vue. Pour la psychanalyste qu’elle est, c’est un mouvement structurellement vicié, qui a eu le mérite d’obliger à considérer des questions en effet très sérieuses. Plutôt que la libération de la parole elle dénonce le déchaînement d’une parole accusatrice fondée sur une auto-assignation militante à une identité-victime. Une illusion de libération. Une véritable libération par la parole, estime-t-elle, ne peut advenir que dans l’écoute d’une singularité. Pas d’une parole de masse, enrégimentée sous l’étendard du « moi aussi ». Ce « moi aussi » conduit également sous l’effet de la pression émotionnelle – insidieusement entretenue par des médias opportunistes – à assimiler des atteintes très différentes, mutualisées en somme. Pour une personne qui a subi un viol, voir dans un grand quotidien du soir une femme (en l’occurrence Sandra Muller) à qui on a adressé une parole graveleuse, expliquer qu’elle est « tombée dans une faille spatio-temporelle » et a été gravement « traumatisée », c’est totalement délirant et parfaitement inacceptable… les mots, les concepts, les affirmations échappent à toute référence crédible. Que dire de l’exigence d’imprescriptibilité pour les crimes sexuels, qualifiés de « génocide individuel » et ainsi identifiés aux « crimes contre l’humanité » sans parler de la « shoatisation » des atteintes sexuelles ? On marche sur la tête…
La honte d’une victime n’a pas lieu d’être admet Sabine Prokhoris et une justice équitable doit préserver la dignité de tous, y compris de ceux que l’on doit sanctionner. Néanmoins, subrepticement, on a glissé dans une logique de haine et de vengeance, une « justice » du pilori : nous nous sommes rangés sous les pancartes autour du cou des « saboteurs de classe », exhibés aux foules dans la Chine révolutionnaire. Difficile de voir là un progrès.

Au-delà du cas franco-français, durablement marqué par le « moment Adèle Haenel », ce livre marquera car il aura ouvert le débat que s’interdit la classe intellectuelle effrayée d’avoir à discuter, possiblement contester, les croyances théoriques qui cimentent le hashtag désormais sacré. S’il démontre combien les conséquences en sont funestes, pour les femmes, Le mirage me#too montre que pour tous s’ensuit un naufrage de l’intelligence critique (peu osant désormais penser par eux-mêmes) ainsi qu’un dérèglement judiciaire*, politique et surtout éducationnel où « la voie actuellement suivie, profondément inintelligente, fabrique à coup sûr de la paranoïa sexuelle, et augure de générations de niaiseux pusillanimes, vindicativement frustrés. » Ce cri d’alerte énergique – et disons-le héroïque ! – d’une philosophe et psychanalyste proche de Françoise Dolto devrait nous sortir salubrement et salutairement de la stupeur dans laquelle le tumulte et la confusion générale nous ont enfoncé (et l’on sait que de la stupeur à la stupidité le chemin est des plus glissants). Le politiquement correct quelle qu’en soit la coloration (néoféminisme, cancel culture, mouvement woke, théories genderantes et LGBTistes, animalisme, anti-spécisme, transhumanisme…) a tué la faculté d’appeler les choses par leur nom, il est une défaite du discernement et un abaissement de l’intelligence – tel est le « dysangile » sous-jacent de ce livre profond qui, comme le vigoureux essai de Claude Habib, au-delà de sa pertinence conjoncturelle, est une admirable leçon de droiture intellectuelle ET morale.
* Sur les égarements de l’institution judiciaire, voir les remarques pleines de sagacité de Valérie Toranian sur l’affaire Jack S. dite du « viol par surprise ».

A écouter sur France Culture le débat entre Sabine Prokhoris et Clotilde Leguil lors de l’émission Répliques (16/10/2021) d’Alain Finkielkraut Les leçons de #MeToo.

Le Mirage #MeToo de Sabine Prokhoris, Éditions du Cherche Midi, 2021. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : (en médaillon) photographie de Sabine Prokhoris © DR Le Point / Éditions du Cherche Midi.

Prochain billet le 08 novembre.

  1. serge says:

    Je dois vivre dans un monde parallèle. Je n’ai jamais eu vent dans mon proche environnement d’une femme maltraitée sinon pour certaines par l’indifférence des hommes qui les condamne à la solitude.
    Mais cette atmosphère délétère a pour résultat de m’empêcher d’approcher les femmes. J’aurais trop peur d’être pris pour un affreux dragueur macho et ridicule. Maintenant j’attends qu’elles viennent vers moi. Je suis très accueillant.

  2. ondreville says:

    Livre merveilleux d’intelligence et de clarté. Hâte de le lire. A travers votre admirable commentaire, je retrouve toutes mes questions, mes inquiétude et cette lassitude qui empêche de s’insurger contre la bêtise déchaînée. Comme j’admire cette « consœur », disciple de Dolto, comme moi-même, qui a le courage de faire front à cette violence aveugle et ne crains pas de remettre les pendules à l’heure. Merci, une fois de plus, de nous faire connaître ce livre exemplaire, probablement essentiel dans la confusion actuelle.

Répondre à sergeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau