Patrick Corneau

Il faut lire et sans cesse relire les textes, désensabler les statues, les débarrasser des lectures parfois superficielles parce que circonstancielles, les nettoyer des scories idéologiques dont on les a recouvertes qui fait qu’aujourd’hui, elles s’offrent à nous dans un contexte différent favorisant une opportune redécouverte. Tel est le destin des écrits qui, loin d’être des unités de sens closes, ne voyagent pas dans le temps ni dans l’espace munis de leurs significations. Ces dernières se construisent en un temps et en un lieu, dans un horizon d’attente des lecteurs. Ce double contre-temps n’est pas chose rare. Les malentendus, plus ou moins recevables, plus ou moins productifs, jalonnent l’histoire de la circulation des idées et sont la promesse d’imprévisibles rendez-vous avec le présent. 

L’étalage périodique et choral de bons sentiments, devenu depuis peu compulsif et envahissant, pour ne pas dire totalisant, mâché et remâché dans une prose chewing-gum, a occulté les pensées fortes (strong opinions selon la formule de Nabokov) qu’elles soient dérangeantes, intempestives ou franchement choquantes. Chaque jour, l’atmosphère se fait plus servilement victimaire et compassionnelle, on craint, on tremble de proférer quelques libres virulences critiques ou les voir affichées. Pourtant elles sont utiles, leur différentiel est indispensable, ne serait-ce que pour effectuer la visée parallaxe qui sert à estimer sa position et garder le cap, éviter les écueils et les dérives… Bref, les impertinences, les hérésies provoquent utilement la réflexion ou la méditation – sans oublier comme l’a affirmé Baudelaire que le mal peut être aussi une matière précieuse d’où extraire (« par une mécanique spirituelle ») de nouvelles formes.

J’ai par le passé « désensablé » quelques figures oubliées ou méconnues comme Joseph Joubert, l’écriture de l’âme, André Suarès, le franc-tireur des lettres, Jean Grenier, la langue de la solitude. Sans parler d’Alexandre Vialatte, le plus célèbre des écrivains « notoirement méconnus », qui connaît une large et méritée reconnaissance posthume. Et puis des personnalités nettement plus « réfractaires », souvent honnies (honnies surtout par ceux qui ne les connaissent pas) « qui mal pensaient » et que l’heure, le train du monde viennent soudainement nimber de véracité comme d’une fraîcheur retrouvée, nous portant en direction de ce qui, seul, importe. Comment nommer cela ? La lucidité ? La conscience ? La résistance ? La fidélité ? Ainsi de Jean Cau, le polémiste acerbe, de Guido Ceronetti, l’éveilleur humanosceptique et de Nicolás Gómez Dávila, l’anti-moderne radical.
Je voudrais aujourd’hui désensabler Albert Caraco.

Mais peut-on désensabler une ombre sans visage, une figure de néant, une absence, un vide ? On dit qu’Albert Caraco n’est pas connu par plus de 500 personnes en France… 
J’ai depuis quarante ans dans ma bibliothèque un petit livre qui est comme un bloc de matière radioactive : je m’en approche, lis trois pages et m’en éloigne… On ne ressort pas indemne de la lecture de Bréviaire du chaos d’Albert Caraco. Comparé à ce brûlot, le sulfureux Cioran paraît presque un agréable compagnon qui, s’il a flatté le suicide s’est bien gardé d’aller jusqu’au bout. Bréviaire du chaos est possiblement nocif et destructeur, car toute mesure, toute convenance sont ignorées, le mètre-étalon du conformisme foulé au pied ; ce qu’il nous dit est inacceptable, odieusement désabusé : la foi et l’espérance trompant les générations, la misère et la déréliction se transmettant avec le poids des idées fausses, l’ordre veillant sur la mort des hommes que l’on gruge, malgré les sauveurs, les prophètes, les messies, etc. Car « nous ne pouvons nous soustraire au choix de guérir ou de disparaître, nous guérirons au prix de la plus étonnante catastrophe, de quoi l’Histoire ait souvenance, l’ombre de l’avenir étant déjà sur nous. »
Corrélativement et conséquemment, cette tabula rasa de toutes nos certitudes, de toutes nos pauvres croyances peut s’avérer révélatrice et illuminante, mais de manière apocalyptique. Qui aujourd’hui, en dépit de la mode effondriste, de la solastalgie et autre collapsologie, est prêt à entendre les sept trompettes de l’Apocalypse ?

Et d’abord qui est Albert Caraco ?
Albert Caraco est né le 10 juillet 1919 à Constantinople. Ses parents s’établissent ensuite à Prague, Berlin, puis Paris. C’est à Paris, au lycée Janson-de-Sailly, qu’Albert Caraco poursuit ses études. En 1939, il sort diplômé des Hautes Etudes Commerciales, mais grâce à la fortune familiale, il n’exercera, par la suite, aucune activité lucrative.
A l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les Caraco partent pour l’Amérique du Sud et s’installent, après avoir vécu au Brésil et en Argentine, à Montevideo. Après la guerre ils rentrent à Paris. Albert Caraco conservera par ailleurs la nationalité uruguayenne jusqu’à la fin de sa vie.
Ses premiers écrits littéraires sont publiés à Rio de Janeiro et à Buenos-Aires. Il s’agit alors de poèmes et de pièces de théâtre écrits dans une langue traditionnelle. Ses Contes, Retour de Xerxès, sont allégoriques, symboliques et fantastiques. Albert Caraco possède déjà à vingt-cinq ans une culture et une érudition fabuleuses ; il parle à la perfection l’espagnol, le français, l’allemand et l’anglais ; de plus, il écrit dans les quatre langues.

Le lecteur se sent probablement dérouté par l’extrême singularité de ce tempérament à la sensibilité épidermique, à la voix véhémente. Ayant une fois pour toutes décrété son époque décadente et indigne d’être vécue, Albert Caraco l’exécra, se refusant à toute participation aux affaires du monde ; quant aux affaires du sexe, il avait conclu qu’elles étaient étroitement liées aux premières et s’était par conséquent résolu à l’abstinence. Par ailleurs, la forme que prend son discours prophétique traitant des questions explosives de la modernité est totalement inédite. C’est qu’Albert Caraco a pris du XVIIle siècle l’allure et la finesse rhétoriques pour exprimer ses idées (style qui n’est pas sans rappeler les litanies solennelles d’un Baudouin de Bodinat). Avec lui, nous sommes plus près de l’axe Montesquieu, Diderot, du Prince de Ligne et de Joseph de Maistre que de l’écriture contemporaine* ; d’où son parti pris pour « l’objectivité », son rejet viscéral du surnaturel et sa négation du mystère. Nous sommes aussi plus près de Samuel Johnson quand il s’exprime en anglais et du Siècle d’Or quand il choisit d’écrire en espagnol. Mais c’est la fréquentation des philosophes allemands qui lui procure ce fond invariablement réflexif à la fois rationnel et paradoxal. C’est sur ce fond d’humanisme européen, d’assimilation sans limites de l’héritage culturel, de réflexions permanentes, qu’à partir de 1949 s’élabore son œuvre philosophique. Ses réflexions sur la question juive, sur le sort de la civilisation, sur l’art, sur l’histoire, sur les notions d’ordre et de science seront ses préoccupations constantes. Il faut ajouter ici un fait de première importance : son père, José Caraco, lui a permis, avec son immense respect pour le savoir et son amour pour les choses de l’esprit que seule l’Europe centrale connaît, de se consacrer entièrement à son œuvre. Cela donne aux ouvrages d’Albert Caraco leur ton acide, parfaitement dénué d’humour, leur martèlement imprécatoire parfois insupportable, habitués que nous sommes aux compromis quotidiens.

Pourtant cette sécurité matérielle n’explique pas tout. Il lui aura fallu beaucoup de courage et de renonciation, sinon à la gloire, à la reconnaissance et même à la simple visibilité à laquelle il aspira à un moment donné pour oser dire les choses vrillantes que le lecteur trouve au fil des pages. Pages que Vladimir Dimitrijevic, le fondateur les éditions L’Age d’Homme, a progressivement et courageusement rééditées depuis 1966. Comment se fait-il qu’avec L’Ordre et le Sexe ou Le Galant Homme, Le Tombeau de l’Histoire ou l’admirable élégie relatant l’attachement quasi incestueux d’une mère et de son fils qu’est Post Mortem**, comment se fait-il que la critique n’ait jamais reconnu ce penseur paradoxal et apocalyptique ? Reconnaissons-le, il était dans la nature d’Albert Caraco d’être le chéri de la malchance. Pour lui, tout tournait mal. Forcément.
(à suivre)
* Albert Caraco fut aussi, et éminemment, sur l’axe Baudelaire, défenseur du droit inaliénable de se contredire et de s’en aller : « Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XIXe siècle recommence si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés, qui sont le droit de se contredire et le droit de s’en aller. » (Préface aux Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe)
** Un des plus beaux textes d’amour filial jamais écrits à l’adresse d’une mère qui rend Le Livre de ma mère d’Albert Cohen – où ce dernier se fustige et sombre douillettement dans son deuil nombriliste – un peu sentimental.

Illustrations : (en médaillon) Photographie d’Albert Caraco ©L’Age d’Homme / Éditions L’Age d’Homme.

Prochain billet le 18 novembre.

  1. Patrick Corneau says:

    Il y des versions différentes de son suicide : pendaison, mais selon d’autres sources, il se serait tranché la gorge laissant une ultime signature sur les murs de l’appartement…

Répondre à GILLET-MIR MarieAnnuler la réponse.

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