Patrick Corneau
Patrick aime beaucoup !

En jazz les performances musicales en direct (live) sont généralement plus libres que celles enregistrées en studio pour des raisons liées à la psychologie des artistes. En public, où ce qui est joué est ce qui est entendu, le musicien expérimenté – au lieu de prendre moins de risques pour éviter de s’égarer comme le font les débutants – est désinhibé, stimulé, propulsé par l’urgence existentielle de l’instant présent, forcément unique et irréversible. Heureusement ces concerts sont enregistrés – parfois secrètement, à l’insu de l’artiste (les fameux « bootlegs ») – pour l’usage personnel des musiciens. Plus heureusement encore, ces enregistrements privés sont autorisés et légalement diffusés, au profit des artistes ou de leurs légataires. C’est exactement ce qui s’est passé avec la découverte de cet extraordinaire A Love Supreme Live in Seattle qui paraît sous le label Blue Note, une performance totalement inédite que le saxophoniste John Coltrane jouant avec son quartet habituel additionné de trois solistes a donnée au Penthouse, un des clubs de jazz de Seattle, le 2 octobre 1965 (enregistrement réalisé par Joe Brazil, le musicien qui dirigeait le groupe maison du club et était un ami de Coltrane). 

Que l’on soit jazzophile, coltranien ou non, appréhender cet album c’est surtout comprendre comment le musicien a effectué un pas de géant vers des sonorités proprement in-ouïes jusqu’alors et qui l’entraîneront, dans les trois dernières années de sa vie, vers une véritable révolution musicale, faisant un « saut cantique » hors de la tradition.
D’emblée, l’écoute ne révèle aucune surprise par rapport aux nombreuses grandes séances en studio de Coltrane – qui incluent bien sûr le mythique enregistrement originel de A Love Supreme chez Impulse en décembre 1964 – mais il est la preuve que c’est bien en public que le musicien s’exprima avec le plus d’audace et d’originalité. Cela était déjà évident lorsqu’un autre enregistrement live de A Love Supreme fut publié : dans la chaleur d’un été surchauffé, à Antibes-Juan-les-Pins en juillet 1965, Coltrane interprétait pour la première fois sur scène ce titre qui allait mettre définitivement le feu aux poudres du jazz et ouvrir la brèche du jazz dit « free ». Le concert de Seattle est radicalement différent car révélateur d’une manière qui reflète les transformations majeures de l’art de Coltrane et du jazz en général.

A Love Supreme Live in Seattle survient effectivement à un moment où Coltrane et ses compagnons de longue date – le pianiste McCoy Tyner, le bassiste Jimmy Garrison et le batteur Elvin Jones – traversent une période tumultueuse. Coltrane avait récemment pris le virage du free jazz à la suite du choc reçu avec la musique d’Albert Ayler, un saxophoniste ténor qui jouait avec une ferveur inouïe, hurlante et rugissante. Ayler ne s’appuyait sur aucune structure harmonique établie, évitait la rythmique basique pour rejoindre d’autres solistes dans des improvisations collectives sauvages puisant dans les racines profondes de la musique noire – fanfares de rues et chants gospels. Au début de 1965, Coltrane avait montrer de l’intérêt pour ces séances de furieuses débauches sonores nimbées d’intentions spirituelles où il percevait une révolution musicale en cours. En juin de la même année, il avait réuni onze musiciens en studio – son quartet plus un autre bassiste et cinq solistes souffleurs dont un saxophoniste ténor de vingt-quatre ans nommé Pharoah Sanders pour un album intitulé Ascension. C’était une séance-expérience d’improvisation collective entrecoupée de solos individuels d’une liberté totale, très abrupte, absolument déconcertante qui fut déplorablement accueillie par la critique. Pour la tournée sur la côte ouest qui amena le groupe à Seattle, Coltrane avait transformé le quartet en quintet, faisant appel à Sanders, qui joue ici dans un style quelque peu aylérien en tant que nouveau membre. Pour ce concert en club, Coltrane s’était également adjoint le jeune saxophoniste alto Carlos Ward et le bassiste Donald Rafael Garrett.

En raison de la taille du groupe – du fait des musiciens additionnels, il n’y a pas grand-chose du jeu de Coltrane dans A Love Supreme Live in Seattle – environ vingt minutes sur un concert de soixante-quinze minutes. Mais ce qu’on entend est extraordinaire (même si techniquement la qualité sonore du mixage est loin d’être optimale : le saxophone de Coltrane est trop en retrait derrière le piano et la batterie). A Love Supreme est une suite en quatre mouvements. Le premier, Acknowledgement, ouvre dans un tempo moyen, Coltrane y énonce le thème d’introduction, puis passe la main au groupe, mettant en place un « vamp », soit une boucle de quelques mesures basée sur 2 ou 3 accords avec lesquels les solistes peuvent improviser tout en étant soutenu par les deux bassistes. Ce n’est qu’ensuite que Coltrane revient avec une reprise du thème distillé en une petite phrase de quelques notes qu’il ressaisit, compresse, gonfle, entrelaçant les lignes de sons comme des écheveaux. Il le fait avec une énergie débordante et une concentration jubilatoire, fusionnant complexité intellectuelle et libre improvisation, maestria sonore et transe spirituelle. Pharoah Sanders embraye avec un solo à la fois spontané et impétueux, jouant des notes rapides avec un son de ténor haletant et graillonnant, tournant autour du motif avec un développement thématique moins clair que Coltrane mais non moins électrisant. Coltrane revient ensuite, livrant un solo d’un tout autre genre : au lieu d’entrelacer, de broder, c’est une plainte, une incantation tendue qui, comme une mélopée déchirante, monte haut, très haut, en nappes sonores successives dans un mouvement de spirale ascendant, franchissant les limites de la musique improvisée pour atteindre ce je-ne-sais-quoi d’indicible qui transcende les appartenances culturelles ou ethniques ainsi que tout jugement esthétique. Là est la signature du génie coltranien*… Après l’exaltation de l’accomplissement, vient l’apaisement avec un retour au thème pour guider le groupe vers un bouquet final de percussions et solos de basse prolongés. L’auditeur entend alors dans les échos affaiblis de la musique résonner un « Lointain dans l’ici et le maintenant », laissant entrevoir ce qu’est la « vraie vie » comme dans le vers de Baudelaire :

Les violons vibrant derrière les collines. 

La musique est de l’ordre de la révélation. On accepte son mystère comme celui de la foi. Ceux qui refusent de « croire » ne risquent pas d’être dérangés par elle. Elle glisse sur eux comme de la muzak (« musique d’ascenseur ou d’aéroport »)… Il fut un temps où l’on pouvait entendre dans les supermarchés Stan Getz mouliner de la bossa-nova sucrée en arrière fond des roulements de caddies, vous n’entendrez jamais une note de Coltrane : quelque chose d’incisif (même dans sa période post-be-bop plus commerciale), une sorte d’insoumission native ou de colère métaphysique, atavique, entêtée empêche sa musique** de dégénérer en décor musical.

A Love Supreme Live in Seattle par John Coltrane, Blue Note, 2021.

* Le mystère de la musique fait qu’il est inapproprié, voire déplacé, d’opposer un solo de Charlie Parker ou John Coltrane à une cantate de Bach. Il n’y a pas plus de musique dans l’un que dans l’autre ; ces expressions musicales sont égales en dignité, ce que le snobisme d’une oreille française a parfois du mal à accepter.
** Je recommande très vivement de voir (éventuellement sur Netflix) Chasing Trane : The John Coltrane Documentary de John Scheinfeld. À partir d’interviews et d’images d’archives, ce remarquable documentaire montre comment les événements historiques ont façonné la musique de ce maître de l’avant-garde.

Illustrations : (en médaillon) photographie de John Coltrane par Hugo van Gelderen – ©Anefo / Label Blue Note.

Prochain billet le 31 octobre.

  1. Breuning Liliane says:

    Merci, cher Lorgnon (eh! oui, je vous lis toujours), merci donc de vous être donné le mal de nous « expliquer » Coltrane & « Love Supreme ». Moi, je n’ai pas été fan du Trane dès mes débuts, mais à 20 ans, j’ai rencontré à Formentera un jeune sax américain qui m’en avait parlé avec tant de fougue que cela m’était resté. Je passais mon temps à écouter du rock, il faut dire qu’à l’époque, nous étions gâtés, les Stones, Led Zep, Ten Years after, Cream, East of Eden, Jethro Tull, les premiers Floyd, Hendrix se pointait; pour les aventureux, il y avait Soft Machine. Puis, il y a eu Deep Purple, mais ce n’était plus ça, et Morrison en bouquet final avec Janis pour couronner le tout. Après, on est partis se coucher, on a commencé des vies de famille, de travail. Mais le Trane… Je suis restée en rade… On n’ose pas trop demander, car les amateurs de jazz sont souvent purs et durs et vous regardent de haut. Alors encore merci, pour tous ces précieux renseignements, cher Lorgnon (j’ai même trouvé le film dont vous parlez, je vais me régaler) et portez vous le mieux du monde, Liliane B.

  2. Patrick Corneau says:

    Chère Liliane, merci pour cette courte évocation de vos goûts musicaux à l’âge où moi je découvrais le jazz avec la ferveur que vous vous aviez pour le rock qui, lui, me laissait totalement indifférent (excepté peut-être Jimmy Hendrix et un ou deux titres des Stones…). À la même époque, je m’entichais de musique indienne (Ravi Shankar) et avait de l’intérêt pour la musique dite « contemporaine » (avec mes sœurs nous étions assidus au festival de musique contemporaine de Royan), j’en suis un peu revenu…
    Bien amicalement, Patrick C.

Répondre à Breuning LilianeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau