Patrick Corneau

Puisque j’en suis à remettre mes pas dans ceux ou plutôt à la suite de ceux de quelques sommités ayant conformé mes goûts et couleurs en littérature (et sans doute au-delà), passage obligé chez Clarice Lispector, cet immense écrivaine dont l’œuvre, sous nos latitudes, sort peu à  peu d’une audience jadis confidentielle grâce au formidable travail des éditions Des femmes Antoinette Fouque. Désormais son oeuvre s’impose comme une des plus originales de la littérature mondiale parce qu’elle est à la fois une aventure spirituelle et une découverte du monde par un regard passablement transgressif et disjonctif. Il y avait en elle beaucoup de sprezzatura, ce qu’on a pu définir comme panache, hauteur et détachement ou selon la formule parfaite que d’Annunzio avait donnée du style : « une puissance isolante ». Pour ma part, quand je la lis ou regarde ses portraits photographiques, je songerais volontiers à l’expression « l’élégance de l’être » que Luis Mizón appliquait à Michel de Certeau.

Ainsi cette chronique du 12 septembre 1970, « Das vantagens de ser bobo ».
J. et T. Thiériot traduisent « bobo » par « ingénu » que Clarice Lispector pose en contraste avec les « habiles », les « rusés » [« espertos », qu’on peut aussi traduire par « malins », « petits malins »]. Le terme d’ingénu ne rend pas exactement le sens de « bobo » en portugais-brésilien qui serait d’après ma chère moitié (Paulista) une nuance entre « idiot » et « ingénu », disons « simplet ». 
À côté des mendiants et des fous, les simplets [« tolos », c’est-à-dire aussi innocents, inconscients, voire ridicules et « sonsos », les faux simplets qui cachent quelque vilénie] reçoivent un hommage en tant qu’êtres d’exception, capables de se tenir en marge d’une pensée de masse, hégémonique. L’ingénuité c’est-à-dire la disposition à la contemplation, à vivre la vie simplement, sans ratiociner ni se monter le bourrichon (comme dit Flaubert) font du « bobo » (prononciation : bôôôbo) un être capable de résister à l’aliénation du monde moderne et à ses pièges.

DES AVANTAGES D’ÊTRE INGÉNU

–      L’ingénu, n’ayant pas à cultiver d’ambitions, a du temps pour voir, entendre et toucher le monde.
–      L’ingénu est capable de rester assis en ne bougeant presque pas durant deux heures. Si on lui demande pourquoi il ne fait rien, il répond : « Mais si. Je pense. »
–      Être ingénu offre parfois une quantité d’issues car les malins ne pensent s’en sortir que grâce à leur malice, et l’ingénu est original, l’idée lui vient spontanément.
–      L’ingénu a l’occasion de voir des choses que les malins ne voient pas.
–      Les malins sont toujours si attentifs aux malices d’autrui qu’ils se décontractent face aux ingénus, et ceux-ci les voient comme de simples personnes humaines.
–      L’ingénu acquiert liberté et sagesse pour vivre.
–      L’ingénu ne semble jamais avoir eu une chance, pourtant, souvent l’ingénu est un Dostoïevski.
–      Il y a des inconvénients, évidemment. Une ingénue, par exemple, crut sur parole un inconnu pour l’achat d’un climatiseur d’occasion : il dit que l’appareil était neuf, pratiquement pas utilisé, vu qu’il avait déménagé à la Gávea où il fait frais. Alors l’ingénue achète l’appareil sans même le voir. Résultat : il ne marche pas. Le réparateur qu’elle fait venir lui donne son avis: l’appareil est en si mauvais état que la réparation coûterait très cher ; mieux vaudrait en acheter un autre.
–      Mais, en contrepartie, l’avantage d’être ingénu c’est d’être de bonne foi, de ne pas se méfier, et par conséquent d’être tranquille. Tandis que le malin ne dort pas la nuit de crainte de se faire rouler.
–      Le malin vainc avec un ulcère à l’estomac. L’ingénu ne remarque même pas qu’il a vaincu.
–      Avis : ne pas confondre ingénus et abrutis.
–      Inconvénient : l’ingénu peut recevoir un coup fourré de qui il s’y attend le moins. C’est une des tristesses que l’ingénu ne prévoit pas. César a fini par dire la phrase célèbre : « Toi aussi, Brutus ? »
–      Un ingénu ne réclame pas. En compensation, comme il s’exclame !
–      Les ingénus, avec leurs pitreries, doivent tous être au ciel.
–      Si le Christ avait été malin, il ne serait pas mort sur la croix.
–      L’ingénu est tellement sympathique qu’il y a des malins qui se font passer pour des ingénus.
–      Être ingénu est une créativité et, comme toute création, c’est difficile. C’est pourquoi les malins ne parviennent pas à passer pour des ingénus.
–      Les malins gagnent au détriment des autres. En compensation les ingénus gagnent de la vie.
–      Bienheureux les ingénus car ils savent sans que personne ne s’en doute. Du reste, ils s’en moquent qu’on sache qu’ils savent.
–      Il y a des lieux qui permettent davantage aux gens d’être ingénus (ne pas confondre ingénu avec abruti, avec sot, avec futile). Le Minas Gérais, par exemple, est propice à l’état d’ingénu. Ah, quelle perte pour tant de gens de ne pas être nés dans le Minas !
–      Exemple d’ingénu, Chagall : il met dans l’espace une vache qui vole au-dessus des maisons.
–      Il est presque impossible d’éviter l’excès d’amour que provoque un ingénu. Car seul l’ingénu est capable d’un excès d’amour. Et seul l’amour fait l’ingénu. »

Clarice Lispector, La Découverte du monde, traduit du Brésilien par Teresa et Jacques Thériot, Éditions Des Femmes Antoinette Fouque, 1995, réédité dans l’incontournable somme des Chroniques Édition complète 1946-1977, traduit du portugais (Brésil) par Claudia Poncioni et Didier Lamaison (textes inédits) et par Jacques et Teresa Thiériot.

Illustrations : photographies de Clarice Lispector © Archives familiales.

Prochain billet le 2 mars.

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