Patrick Corneau

Il est très facile de dénigrer l’art contemporain, il est plus difficile d’honorer la tradition, de défendre l’art hérité, la transmission « en conscience » sans tomber dans le passéisme ou le ressentiment amer. 
La nouvelle collection proposée par les éditions Conférence y parvient avec une probité impeccable.
Quel en est le propos ? Voici la présentation de Christophe Carraud son directeur : « La collection « En regard » vise à faire connaître au public, dans des livres particulièrement soignés, des peintres contemporains attachés à la figuration par un choix d’une soixan­taine de reproductions accompagné de deux textes adoptant des points de vue sensiblement différents. L’idée générale n’est pas de défendre la figuration en un temps où elle pourrait paraître « dépassée » — son glorieux passé parle assez pour elle —, mais de montrer, sur pièces, qu’elle recèle toujours des ressources merveilleuses, qu’à vrai dire elle n’a cessé de re­celer. Et qu’elle n’a jamais connu de dernier mot. Puis, si l’on considère avec inquiétude que tout ce qui pouvait, dans les arts visuels, être détruit ou ridiculisé, l’a été, et même avec su­rabondance — ce qui n’est très probablement pas sans conséquence sur la qualité du regard que nous portons sur le monde et, par suite, de notre présence en son sein —, la situation ne peut être tenue pour irrémédiable, et la moindre nature morte ou le moindre paysage de qualité aperçu dans un musée renoue d’un coup un fil qui jamais ne saurait être tout à fait rompu, la nature, les prés, les arbres, les collines, l’horizon, les choses mêmes s’entêtant à conserver intactes formes et couleurs — obstination difficile et menacée, du reste, par les données les plus concrètes de la réalité. » 
On voit que l’intention n’est pas dénuée d’un zeste de polémique et il est heureux qu’un éditeur vienne aujourd’hui avec courage et détermination en défense et illustration de ce que Duchamp appelait non sans arrière-pensées la « peinture rétinienne »…

Si dans La Vie simple, Peintures, je n’avais pas lu les textes de Jérôme Thélot et d’Alain Madeleine-Perdrillat, il est probable que je n’aurais pas regardé la peinture de Marlyne Blaquart. Je serais passé devant, l’aurais « vue » puis aurais continué mon chemin avec le présomptueux sentiment d’avoir « dépassé » une énième production d’art mimétique comme on en trouve, ou plutôt en trouvait, il n’y a pas si longtemps dans les académies et écoles d’art. On voit toute la difficulté de poser aujourd’hui sur une image un regard indemne de ce fond d’ironie et d’amertume qui jamais ne s’autorise de jouir des cadeaux du hasard. Il faut beaucoup de constance pour poser un regard non prévenu, non influencé par le bruit de fond de la doxa esthétique ambiante laquelle n’aime plus la ressemblance et, qui plus est, rejette toute célébration de ce qui dans cette dernière la dépasse pour la magnifier. 
Cet obstacle* est abordé par les deux commentateurs mais sans s’appesantir car leur énergie, leur enthousiasme est mobilisé pour la présentation du travail de Marlyne Blaquart.

L’idée de mettre en regard deux commentaires, deux approches d’une même œuvre est extrêmement intéressante. L’effet de parallaxe, si je puis dire, obtenu par le léger décalage des visions dans leur parti pris est fécond et offre en synthèse un résultat qui ouvre l’œuvre à des dimensions insoupçonnées. Le croisement des regards installe une perspective, donne une existence à ce qui était latent et ne demandait qu’à être exhumé, révélé. C’est tout l’intérêt des mots face à ce qui les ignore et se déploie supposément dans un monde autre (la musique comme les arts visuels). Là réside aussi toute la difficulté. Quoi qu’on dise, les Muses ne sont pas si à l’écart les unes des autres, elles peuvent se parler. Mais c’est un dialogue à haut risque, il faut veiller à ce que les mots ne trahissent pas l’amont des mots, se garder de ce que Wittgenstein appelait « l’ensorcellement du langage ». Valéry note dans ses Cahiers : « Ce que je pense gêne ce que je vois et réciproquement ». Cela me remet en mémoire un texte de Jean Grenier** qui commençait ainsi : « On doit toujours s’excuser de parler peinture, écrit Valéry***. Mais il y a de grandes raisons de ne pas s’en taire. Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu’on lui réponde, et une « littérature » (c’est-à-dire un commentaire) écrite ou non, immédiate ou méditée, est indivisible de ce qui pousse l’homme à produire. Valéry a raison. L’art le plus muet est celui qui suscite le dialogue le plus pressant. Le pire reproche qu’on puisse adresser à un tableau n’est-il pas celui-ci : « Il ne me dit rien » ? On attendait donc de lui une parole, on était prêt à engager avec lui un entretien. Cet entretien, hélas, ne s’engage pas toujours. Et particulièrement dans les musées. »
Le dialogue s’engage ici, doublement et même triplement : séparément et individuellement face à l’œuvre d’une part, entre les commentaires d’autre part (il va de soi qu’ils n’ont pas été concertés) et enfin avec le lecteur qui est confronté à l’ensemble. 

Le texte de Jérôme Thélot est habité, porté par un enthousiasme qui aiguise son regard et avive le nôtre : c’est un texte célébrant, un geste de haute attention – donc d’amour – pour des images qui le comblent. C’est de la critique d’admiration comme l’aimait Jean Grenier : elle fait sa part à l’instant d’or où, devant un tableau, la page d’un livre, l’échappée d’une musique, on sort en douceur du terrible ennui de ce monde. Elle est noble, elle est digne ; elle est malheureusement devenue la part la plus congrue de « l’art d’être Français ». Une inclination peu goûtée chez un peuple très infatué de lui-même, très avare de compliments (en privé comme dans la vie professionnelle), souvent tenté de donner des leçons – parfois jusqu’à l’arrogance dit le monde entier – qui y voit une forme de soumission à l’ascendant d’autrui. Mais admirer c’est reconnaître d’autant plus volontiers la forme d’une supériorité chez un être, une œuvre qu’on trouve dans cette reconnaissance de quoi jouir et s’élever sans avoir à en rougir de honte — c’est-à-dire sans qu’il entre dans cette jouissance si particulière une préalable et indigne soumission de soi.

Si le texte de Jérôme Thélot est « subjectif » au bon sens du terme car c’est une voix qui s’adresse à nous – et plutôt littéraire dans la lettre et l’esprit, celui d’Alain Madeleine-Perdrillat s’en distingue par la légère mais obligée distance que s’impose l’historien de l’art – préalable nécessaire à l’analyse esthétique. Alain Madeleine-Perdrillat ausculte le style de Marlyne Blaquart, débusque des choix formels (mise en page du sujet, cadrages, détourages, équilibre du vide et du plein, imposition de contraintes, etc.), s’interroge, les discute, en pointe les avantages ou non, bref nous fait avancer dans un parcours réflexif, circonstancié qui n’est pas moins intéressant que la manière « admirative ». Disons que les deux démarches se complètent et même s’éclairent l’une l’autre comme la preuve vient étayer l’intuition.

Et Marlyne Blaquart, vous n’en parlez pas ? me demandera-t-on. 
Certes elle n’a pas cherché à ébranler les nerfs de ses contemporains ; peut-être, comme nos deux essayistes nous y invitent, faut-il saluer l’artiste qui n’a pas cherché à « déranger » à tout prix autant par tempérament que par aspiration à ne pas rompre le tissu commun. Qui n’aurait pas de bons yeux ou serait l’homme pressé dont je parlais plus haut dirait sa touche banale, ses tons sourds, ses rapports laborieux. Il se tromperait de tout. Cet artisane – et j’emploie le mot comme un compliment – fait penser aux images qui nous enchantaient dans les petites histoires de France ou les manuels de leçons de choses de notre enfance. Les magies de la figuration sont obstinées, leurs charmes féconds. Si l’on se dispense d’un regard en lisière, on se convainc que Marlyne Blaquart possède une force qui confine à la violence : ses tons sont intenses et contrastants, il y a une propension au pathétique dans ses compositions, mais c’est un contraste qui s’apaise comme parfois la mer au grand large – c’est un pathétique vaincu.
Cet « art droit » (Jérôme Thélot) est de la grande tradition de Port-Royal, celle de l’austérité dans la grandeur de l’élémentaire. En face des contorsions contemporaines qui usent vis-à-vis du spectateur, de surprise, de terreur et l’on pourrait dire de procédés autant spécieux que frivoles, Marlyne Blaquart est celle qui, par un dépouillement continu, par une simplicité acquise fait surgir une poésie nouvelle d’une Nature réinventée. Car, si les moyens diffèrent, le but est toujours le même : réaffirmer la vérité du sensible, effacer le caractère usuel et artificiel des objets ou des paysages pour les voir comme au premier jour du monde avec les yeux d’un enfant : dans leur existence et non dans leur fonction. S’il est vrai que l’esprit obéit à la loi de participation et les choses au principe de non-séparabilité, alors chaque chose communique avec chaque autre chose : la goutte de lumière sur la peau du citron pointe la grande dramaturgie des ciels atlantiques de Ré avec leurs nuages dont les ombres courent sur les bois et les prés qui entourent Cordes-sur-Ciel…
Suivre un fil de lumière qui relie, qui manifeste l’unité du monde, en magnifie la présence et la splendeur, cela a-t-il encore un sens ? Est-ce un luxe insolent ? Une ultime résistance ? Y a-t-il encore un public pour cela ? Que peut désormais regarder un œil ivre de selfies ? Quel place pour une image hominis manu picta face aux 300 millions de photos partagées chaque jour sur les réseaux sociaux**** ?

Il y a une vie commune des profondeurs que nous avons oubliée en nous divertissant avec des futilités de surface et des abstractions asséchantes, un fond cosmique originel que nous avons gommé en nous coulant dans un cocon d’habitudes, de mensonges et de peurs. L’art de Marlyne Blaquart est ce puits artésien qui nous y reconduit.


* Il faut aussi à mon sens, non pas ignorer, mais mettre entre parenthèses l’ascendant, le poids exercé sur le jugement par ces écrasantes coopératives de chef-d’œuvres que sont les musées ; nous éprouvons une crainte sacrée, un respect excessif à l’égard de ce que l’on appelle la Culture. C’est au prix de cette épochê mentale que nous prédisposerons notre regard à l’accueil d’un art dans la fraîcheur de son surgissement.
** « L’Esprit de la peinture contemporaine », L’Arche, n° 27-28, mai 1947.
*** Paul Valéry in « Pièces sur l’art », Autour de Corot, 1934.
**** Cette fracture, peut-être d’ordre anthropologique, qu’est l’effondrement de la représentation avec l’émergence de la photo numérique est fort bien analysée par André Rouillé dans son dernier livre La Photo numérique. Une force néolibérale, Paris, L’Échappée, coll. « Pour en finir avec », 2020. La ressemblance, la véracité figurative ne sont plus désormais que des éléments mineurs dans le flux, la circulation, le partage ludique et ubiquitaire d’images labiles et transitoires.

La Vie simple, Peintures de Marlyne Blaquart, textes de Jérôme Thélot et Alain Madeleine-Perdrillat, Éditions Conférence, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : Marlyne Blaquart, Autoportrait, 2019, huile sur papier / Éditions Conférence.

Prochain billet le 1er novembre.

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Patrick Corneau