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Le bonheur, sa dent douce à la mort

Patrick Corneau

Je l’avais vue à La Grande Librairie sur France 5 – je n’aime pas cette émission mais pour une fois il se passait quelque chose – assise à côté de Pascal Quignard et face à Emmanuel Carrère : elle se démarquait par son naturel, son absence de pose, de contrôle sur retour d’image ; Carrère un peu sur la défensive, pas très sûr d’être, de se savoir intéressant, mal à l’aise, comme un petit garçon pris en faute ; Quignard en fin lettré, faisant briller l’érudition, l’intelligence la plus inattendue à partir de questions triviales, ses grands yeux bleus écarquillés sur l’interlocuteur et sans doute au-delà, la voix proférant mais sourde, brisée dans le registre grave. Et Barbara Cassin libre, extraordinairement libre, sans complexes, sans enjeux à défendre ou faire valoir, admirablement femme, indubitablement elle-même et rien que cela. Puissamment convaincante car totalement vivante…

Alors j’ai eu envie de lire son livre, Le bonheur sa dent douce à la mort, sous-titré autobiographie philosophique paru chez Fayard. Un livre qui lui ressemble : séduisant, bienveillant, nourrissant, gai. Un livre plein d’enthousiasme, comme porté par les dieux, et par l’énergie communicative que cette philosophe met dans tout ce qu’elle fait – et le faire semble chez elle compulsif, acte premier.
La structure de ce récit de vie est simple : une phrase marquante, entendue plutôt qu’énoncée, dont elle se souvient, déclenche le retour sur un petit pan de vie et des réflexions sur la sagesse, le langage, l’étranger, l’amour, la mort
La première idée forte de ce livre est ainsi d’affirmer que le langage nous forme autant que nous nous en servons. Prendre le mot au mot, suivre le nom, comment ceux-ci à travers l’étymologie, l’éponymie, la sonorité permettent de remettre la vie dans les concepts, de retrouver « le terreau ou la chair des idées ». Un magnifique témoignage de la manière dont les mots et l’existence s’entretissent pour le meilleur comme pour le pire.

La spontanéité si manifeste dans les échanges au cours de l’émission (au point de décontenancer l’animateur et ses invités), Barbara Cassin la tient de sa mère peintre, de sa manière d’aborder la peinture : ne pas trop réfléchir, ne pas « définir » mais voir, regarder les formes et les couleurs « et ça fait un visage, ça fait un pot ». Ne pas chercher à savoir ce qui va se passer : « suivre l’effet ». Être ouverte, attentive à ce « qu’il se passe quelque chose que soi-même on n’attend pas ». De cette disposition Barbara Cassin a fait une force philosophique qui l’a conduite à refuser les voies canoniques ou royales de sa discipline, à contester la philosophie depuis son lieu le plus ancien. Ainsi a-t-elle redécouvert, relu les présocratiques, Gorgias, Parménide, Héraclite en leur déniant leur statut d’aurore, et cela malgré l’enseignement de Heidegger. Comment être présocratique autrement ? C’est l’être sans l’universel comme horizon, c’est ne pas tout subordonner à l’Être avec son imposante majuscule, c’est refuser la soumission à l’Un. « Donc, je n’aime pas l’Un, dit-elle. C’est de là que me viennent mes rapports étranges à la vérité : je ne crois pas à la vérité, je crois davantage au mensonge, parce que là il y a le choix. Quand on ment, quand on transforme un peu, on sait ce qu’on transforme. Du coup, on connaît de l’intérieur un peu de vérité. » L’essentiel pour elle, en philosophie comme dans l’amour, c’est d’« ouvrir les possibles », expression qui revient comme un leitmotiv tout au long du livre. On imagine aisément que s’abstenir de faire ce qu’on aime pas (« pas ça pas moi »), refuser d’être jugée (penchant narcissique), bref, que cette liberté – qui plus est, revendiquée en tant que femme – entraîne des rapports conflictuels avec l’institution, des aléas pour entrer dans la carrière. Barbara Cassin a raté l’agrégation à de nombreuses reprises ; un goût du ratage avoue-t-elle, un peu comme Bartleby et son « I would prefer not to » ou une difficulté rédhibitoire à s’agréger aux autres… A la fin l’endurance et le courage l’emportent. La médaille d’or – la plus haute distinction du CNRS –, qui lui a été décernée il y a deux ans, tout comme l’élection à l’Académie française en 2019, révèlent à cet égard le chemin parcouru qui, si dur soit-il, donne accès sinon à la tonalité du bonheur du moins au sentiment d’une vie accomplie.

L’autre idée forte de ce livre est d’affirmer que nous ne sommes pas seuls au monde, que notre vie est le produit des rencontres que nous faisons et qui nous font tout autant. Ainsi, tel Ulysse, Barbara Cassin met en scène compagnons de vie et compagnonnages d’amitié et/ou de travail. Il y a d’abord sa famille, celle dont elle hérite et qu’elle perpétue autrement. Du côté paternel, ce sont des Juifs assimilés – René Cassin est son grand-oncle dont elle n’a pas de bons souvenirs – et, du côté maternel, des Juifs hongrois dont la plupart sont athées. Elle-même recevra une éducation catholique car, après la guerre, sa mère pense que cela peut sauver… Il y a ses deux fils, Samuel et Victor, qui la forment autant qu’elle leur transmet ce qu’elle a reçu. Son livre d’ailleurs se présente comme un dialogue continu avec autrui, dans un cercle qui s’élargit et ne cesse de rechercher l’extranéité, le non-moi. Façon encore de revendiquer la spontanéité, l’oralité comme poétique et l’importance de la transmission, essentiel contre-don puisqu’elle n’avance pas seule. Et puis il y a les familles horizontales, celles qu’on se constitue au fil de la vie, autour de Michel Deguy et de Godofredo Iommi et la revue Po&sie, autour de Jean Beaufret, René Char et Heidegger au Thor et à L’Isle-sur-la-Sorgue, avec Jean Bollack et Heinz Wismann pour la philologie, avec Jacques Derrida et Philippe-Joseph Salazar dans la commission « Vérité et réconciliation » en Afrique du Sud, avec le monde entier de la pensée dans l’entreprise considérable du Vocabulaire européen des philosophies, publié en 2004 (réédité en poche l’année dernière). Ces personnalités sont bien plus que des passants dans son existence, et Barbara Cassin parvient à leur donner une vraie présence dans son livre, à expliquer comment avec eux des idées, des manières d’être, des convictions se sont incarnés en elle et l’ont grandie.

Si le mot même n’est pas si récurrent (et c’est tant mieux), l’amour est un des grands sujets du livre : l’amour feuilleté comme le temps et qui connaît toutes les déclinaisons et les intensités. Les passions intellectuelles – comme celle de René Char – ne sont pas les mêmes que celles qui s’impriment et perdurent dans le cœur. Le livre rend hommage à Étienne Legendre, le mari de Barbara Cassin, le père de ses deux fils, mort d’une tumeur au cerveau il y a près de quinze ans. Elle exprime les effets de sa bienveillance et de la connivence, la liberté qu’il lui donne – y compris celle de lui mentir « sans pour autant le tromper ». Elle montre la proximité de l’amour et de la mort tout en évoquant la gaieté qui peut entourer les derniers moments. C’est ce qui donne son titre au livre : « le bonheur, sa dent douce à la mort » (Arthur Rimbaud, Une saison en enfer) : « Nous étions incroyablement heureux, alors qu’il était mourant. C’est fou. Mais ce n’est pas fou du tout : cela tient à la perception du temps et à la perception de ce que c’est un autre. » Elle le célèbre comme son autre absolu, « un autre à nul autre pareil » car c’est « l’autre entre les autres » qu’elle aime et qu’elle veut aimer. Et de pointer les Meetic et consort qui font les choses à l’envers : ils organisent les rencontres du même pour apparier alors que c’est quand on ne partage visiblement rien que l’on a tout à apprendre l’un de l’autre…

Barbara Cassin nous l’avons dit, n’aime pas l’Un, elle n’aime pas tout ce qui est mono-, monothéisme, monovalent et surtout pas le monolinguisme. C’est pourquoi elle a fait sienne la proposition de Derrida, « plus d’une langue », qu’elle a fait graver comme devise sur son épée d’académicienne. Les langues ne sont pas seules et, pour pouvoir se confier à sa langue maternelle, il faut savoir que d’autres sont étrangères, expérience cruciale qu’elle connaît avec des enfants psychotiques à qui elle transmet la philosophie aux côtés de Françoise Dolto. Et la langue maternelle est ici partout, langue de la mère, de la grand-mère, langue en tant que mère, langue populaire, langue de la chanson (cela ne la gêne pas de citer Sylvie Vartan), langue poétique. Elle accueille toutes les autres, la grecque, l’anglaise, l’allemande, la corse. La grande entreprise du Dictionnaire des intraduisibles, comme l’exposition du Mucem de 2016 (Après Babel, traduire), célèbrent cette pluralité comme une chance et font se frotter les langues et leurs différences. Cette tâche est infinie, car les langues se métamorphosent par leur rencontre et rebattent les cartes du réel.

J’ai aimé cette autobiographie parce que dans un style sans prétention, parfois proche d’une oralité décomplexée, offre sans raideur ni pose un véritable exercice de philosophie vivante : comment passer de la phrase à l’idée et faire de l’idée cette donnée mouvante, toujours à reprendre, à approfondir, jamais figée dans une signification. Pas plus qu’il n’y a d’Un, d’universel, il n’y a de vérité absolue pour Barbara Cassin. Tout est ouvert, tout est de l’ordre de l’agencement ou du possible. Une des propositions sans doute les plus provocatrices du livre tient à l’éloge qu’elle fait du mensonge. « S’il y a un impératif catégorique dit-elle, c’est celui-là : savoir mentir. La morale commence là. » Et de rappeler cette phrase de sa mère alors que son père a fui la Gestapo et celle-ci vient l’arrêter : « Épouser un juif, moi jamais ! » Ce « mensonge instantané qui vient et qui sauve » est un art de combat séminal en ce qu’il explique son rapport aux sophistes, à la philosophie et au langage. En renouant avec un temps de la philosophie où celle-ci avance avec la poésie (et non pas sans elle), Barbara Cassin comprend et nous convainc que la vérité peut se dire autrement : avec la fiction, avec les jeux de mots et avec d’autres mots dont certains – intraduisibles – viennent d’autres langues. Ils permettent la chancelante et merveilleuse équivocité du monde qui fait que « Notre naissance est perpétuelle » (Paul Éluard).

Le bonheur, sa dent douce à la mort. Autobiographie philosophique de Barbara Cassin, Éditions Fayard, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Barbara Cassin © Manuel Braun / Éditions Fayard.

Prochain billet le 07 octobre.

  1. Beurk. Beurk. Beurk.
    Je me suis forcé à lire jusqu’au bout, dans l’espoir de trouver une pépite. Mais non, rien.
    Ah si, tout de même : je n’ai pas totalement perdu mon temps. Avant, je ne comprenais pas comment il se faisait qu’il y ait des anti-sémites. Eh bien, là, je me demande si je n’ai pas une piste.
    Je précise : je suis breton, et j’ai été quelques fois victime anti-bretonisme. Par analogie, je peux donc comprendre comment est ressenti l’anti-sémitisme par les juifs.

    1. Patrick Corneau says:

      « La bretonnité » ou le « bretonisme » ont peu à voir avec la judéité et votre rapprochement me paraît hasardeux. L’ostracisme hélas n’a pas de frontières, ayant vécu en Bretagne (d’où je ne suis pas originaire) m’a valu en certaines circonstances de la part de quelques autochtones (ceux qui célèbrent « la fierté bretonne » et cultivent l’entre soi) une attitude d’exclusion à la limite de l’ostracisme…

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Patrick Corneau