Patrick Corneau

Lisez (à haute voix si possible) cet extrait – incipit d’un des plus grands romans du XXe siècle : Mort à crédit de Louis-Ferdinand Céline (1936), roman primitivement édité par Denoël et violemment attaqué par la critique. Ces phrases laconiques, terribles, d’une infinie noirceur sont la preuve sonnante et tonnante de la puissance verbale de cet immense écrivain totalement porté par l’oralité. Pour entrer en résonance avec la condition humaine peut-être faut-il écrire avec l’oreille ?
Céline était un salaud, mais un génie. Honnêtement avec un tel regard sur le monde, comment être autre chose ? Quoi que nous disions, quoi que nous pensions, nous sommes tous quelque part un peu des Louis-Ferdinand essayant de voler quelques rares instants de bonheur aussitôt évanouis, nous préparant à quelque chose qui n’arrive jamais, entrant insensiblement dans cette antichambre glacée de la mort qu’est la vieillesse…

« Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste… Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini. Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit des choses. Ils ne m’ont pas dit grand-chose. Ils sont partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérange, la concierge, est morte. Une grande tempête s’élève de la nuit. Tout en haut, où nous sommes, la maison tremble. C’était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l’enterre rue des Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé : « Ne vous allongez pas, surtout !… Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et puis voilà… Et puis tant pis.
Je n’ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu’elle est morte Madame Bérange à ceux qui l’ont connue. Où sont-ils ?
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s’écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle savait Madame Bérange que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire… Tous ces gens sont loin… Ils ont changé d’âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler d’autre chose…
Vieille Madame Bérange, son chien qui louche on le prendra, on l’emmènera…
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s’est arrêté chez elle. Il est là, dans l’odeur de la mort récente, l’incroyable aigre goût… Il vient d’éclore… Il est là… Il rôde… Il nous connaît, nous le connaissons à présent. Il ne s’en ira plus jamais. Il faut éteindre le feu dans la loge. À qui vais-je écrire ? Je n’ai plus personne. Plus un être pour recueillir doucement l’esprit gentil des morts… pour parler après ça plus doucement aux choses… Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignolle, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main… Le facteur est entré. Il l’a vue mourir. Un petit hoquet. C’est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me demander. Ils sont partis loin, très loin, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s’ils ne reviennent pas. J’aime mieux raconter des histoires. J’en raconterai de telles qu’ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai bien content.
»

Mort à crédit, Louis-Ferdinand Céline (1936)

Illustrations : Dessin de Tardi pour la collection Folio-Gallimard / Édition originale de Mort à crédit.

Prochain billet le 12 avril.

  1. Liliane Breuning says:

    Vous avez tellement raison, cher Lorgnon! Céline, lu pour soi, c’est bien, très bien même, mais lu à haute voix, c’est de la Bombe! Il me souvient avoir lu il y a quelque temps, des extraits à la Bibliothèque municipale de Strasbourg, Je voyais les gens dans les rayonnages, s’arrêter lentement , puis s’approcher, médusés, même des gens je voyais bien qu’ils n’étaient pas français, ils étaient attirés par cette langue, cette fulgurence comme disait Nicolas de Staël (je conserve son orthographe). Voici ce que je lisais: « « Tant qu’à battre la vache campagne, j’aime mieux rouler dans des histoires qui sont à moi… » ou encore « « On avait si hâte d’arriver que je faisais dans ma culotte… d’ailleurs j’ai eu de la merde au cul jusqu’au régiment, tellement j’ai été pressé tout le long de ma jeunesse. » Ils avaient jamais rien entendu de tel, surtout pas dans une bibliothèque municipale!!! Et encore: « « … Elle (ma mère) a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu. » Et pour finir (là, ils étaient KO): « Il (mon père) avait du cœur au fond. Moi aussi j’avais du cœur. La vie c’est pas une question de cœur. On est rentré rue de Babylone directement. » (moi, c’était la rue de Babylone qui m’achevait). Alors, on peut dire ce qu’on veut (il m’a fallu attendre d’avoir 50 ans pour le lire), c’est sûr que c’est un sacré salopard (je suis même allée à Siegmaringen voir ce château d’opérette), c’est un cas, mais faites juste l’expérience de le lire en public, d’ailleurs y’a qu’à demander à Luchini… Merci de votre article, portez-vous bien cher Lorgnon, je vous lis toujours, même si pendant un certain temps vous aviez une dame, interlocutrice qui m’intimidait, je n’osais plus… Liliane Breuning

    1. Patrick Corneau says:

      Merci chère Liliane pour ce témoignage personnel tout à fait convaincant quand à la fabuleuse puissance orale du verbe Célinien. Merci aussi pour votre incroyable fidélité : je pense que vous êtes une des premières lectrices/commentatrices de ce blog (2006)! Bien amicalement, P. C.

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Patrick Corneau