Patrick Corneau


En Avril 1985, La Nouvelle Revue Française (n° 387) fit paraître un remarquable article d’Alain Clerval sur Kafka.
Le rapport de Kafka aux êtres féminins était dominé par un sentiment où l’attirance était contrebalancée de façon viscérale par la répulsion afin d’aboutir à un point d’indifférence – ou de bienveillante indulgence ; c’est en ce point d’équilibre que le sacerdoce de l’écriture pouvait avoir lieu.
Kafka « entre peur et désir », voici l’intégralité de l’article.

Franz Kafka

Il est, pratiquement, impossible de parler de Kafka. Pour parler d’un écrivain, la démarche critique part toujours du singulier pour aller vers l’universel, et les géants de la littérature, Balzac, Hugo, Tolstoï, sont toujours exaltés pour avoir réussi à nous imposer une vision du monde plus présente et plus vraie que nature. Leur génie a supplanté la réalité et a métamorphosé le champ fragmentaire qui s’offrait à notre regard, l’angle de vision si étroit à partir duquel nous extrapolions du bien et du mal, en une éblouissante épopée où ils ont fait tenir tout de la vie et de la mort, et du devenir d’une société.
L’œuvre de Kafka doit être considérée à partir du postulat inverse. Comment de la défaite d’une vie a-t-il fait la matière d’un commentaire inlassable sur la solitude d’une singularité irréductible à nulle autre, l’homme Kafka, et comment du canton si exigu, ce quartier du vieux Prague, où il a passé la majeure partie de sa brève existence, a-t-il déduit l’horizon politique et métaphysique de toute existence, dans l’enfer de la société moderne, et cela à partir de la vérité unique d’une solitude incapable de vivre autre chose que l’échec de toute vie ?

Rien n’illustre mieux le rapport, dans l’œuvre de Kafka, entre l’écriture et la vie que sa longue correspondance avec Felice Bauer. Le hasard de leur rencontre, le 13 août 1912, est à l’origine de la décision prise brusquement par Kafka en apercevant la jeune fille chez Max Brod de la faire entrer dans sa vie. La banalité physique, soulignée par Kafka lui-même dans une lettre à Max Brod qui nous en a laissé une description si peu flatteuse qu’il est impossible de ne pas ressentir l’arbitraire d’une liaison engagée pour cela même qui permettait à Kafka d’entretenir un dialogue épistolaire nécessaire à son œuvre sans avoir à se rapprocher physiquement de la jeune fille, rend impossible d’avoir recours à l’hypothèse du coup de foudre. Il s’agit d’une fuite en avant, d’une expérience qui permettait à Kafka de vérifier la souffrance (pour reprendre l’expression qu’il emploie lui-même dans son Journal) dont la flèche était en lui-même. Là où il ne courtise que pour l’amour de courtiser, il est nécessairement de l’intérêt du prétendant de ne pas être exaucé, et il doit même user de tous les stratagèmes, si besoin est d’artifices d’avocat marron, pour contrecarrer l’accomplissement de son prétendu désir aussi longtemps que cela est possible. C’est pourquoi Kafka ne cessera, tout au long d’une liaison de plusieurs années, d’user d’une argumentation spécieuse, tatillonne, bouleversante afin de convaincre Felice de la nécessité vitale de leurs fiançailles, tout en équilibrant ses protestations sentimentales par des manœuvres épuisantes pour la tenir à distance. Dans ce jeu d’équilibre instable où apparaît la ténuité si fragile de la marge concédée à Kafka pour poursuivre son chemin, continuer à pouvoir respirer et écrire, sans se déchirer trop à la herse blessante de la vie, nous devons saisir la figure même du destin de Kafka. Dans cette correspondance de plus de sept cents pages, Kafka livre un simulacre de combat. Comme l’analyse dans un essai pénétrant Jürg Amann, « si l’on peut se permettre de juger sur les résultats — et comment juger autrement de la vie d’un écrivain -, le comportement de Kafka pendant les premiers mois de sa correspondance avec Felice était exactement ce qu’il devait être. Il a senti ce dont il avait besoin : une sécurité lointaine, une source de force qui ne bouleversait pas sa sensibilité par un contact trop proche… La femme qu’il utilisait ainsi ne devait pas être exposée à l’influence de sa famille à lui dont la proximité le faisait beaucoup souffrir, il devait l’en tenir éloignée ».

En effet pour Kafka, comme pour l’arpenteur le chemin semé d’embûches qui conduit au château, la correspondance avec Felice, dont dès le lendemain de leur rencontre il s’emploie à obtenir la promesse d’un échange épistolaire quasi quotidien, n’est pas recherchée en elle-même, comme une preuve réitérée d’amour, mais comme un acte d’écriture nécessaire à son travail, à la poursuite de son œuvre. Car, de quoi est-il question dans ces lettres, souvent très longues ? Il ne s’agit guère du lien affectif, qui rendrait nécessaire le rapprochement des deux amants, mais de la nécessité du débat ouvert par Kafka entre Felice et lui sur l’opportunité même de cette correspondance. Inlassablement Kafka plaide en faveur d’une correspondance où manque l’essentiel, le sentiment d’amour à quoi supplée la subtile dialectique d’un écrivain pour convaincre sa correspondante d’accepter la contribution passive qu’elle doit apporter à l’édification de son œuvre. En effet, pendant la période du début de leur liaison, Kafka écrit le Verdict, le Chauffeur, cinq chapitres du roman Amérique et la Métamorphose.

On dirait que la tension entre l’exigence qu’il a d’elle et la peur de la voir se rapprocher trop de lui est l’aliment dont il a besoin, mais aussi la figure maîtresse de son œuvre.

Le drame de Kafka est de n’avoir que faire de ce dont il a besoin. Il répète sans cesse à Felice que la meilleure, la seule manière d’exister dans sa vie est de rester suffisamment à distance pour pouvoir continuer à lui écrire, à écrire. En Kafka, la peur et le désir sont indissolublement, inextricablement noués : il a peur infiniment de ce qu’il désire. Si le désir est exaucé, l’angoisse infinie occupe toute la place sans annuler le désir, et si l’accomplissement est différé ou annulé, la peur subsiste intacte.

Peur et désir sont les deux aspects d’un même combat, combat que Kafka mène en soi-même avec les hommes et avec le monde. La parabole du moineau illustrée par Kafka dans son Journal est au cœur de son œuvre et fonctionne à la manière de l’image dans le tapis dont parle Henry James. De son balcon Kafka jette des miettes de pain à un moineau, mais à une distance telle que l’oiseau saisi d’effroi ne s’approche jamais d’assez près pour se nourrir et dépense ainsi ses pauvres forces à se rapprocher de la vie sans jamais vraiment la rejoindre et contribue par cet effort même à hâter sa mort, puisqu’il ne parvient jamais à s’emparer de la nourriture. Cette parabole désigne le nœud incontournable qui tient ensemble la vie de Kafka et l’écriture. Dans tous les domaines de la vie Kafka entretient avec les autres, avec le monde des rapports où l’acte de courtiser, de négocier s’accompagne aussitôt d’une attitude défensive, d’un recul qui semble en annuler les effets – et c’est dans le jeu de bascule épuisant qui fait s’alterner les tentatives en direction de l’existence, de la « vie normale » et le mouvement inverse de rétraction nécessaire à la préservation de la solitude créatrice que Kafka voit se rétrécir une existence dont il a fait l’allégorie, l’illustration métaphysique de la condition humaine. Jürg Amann ne dit pas différemment : « L’impossibilité de vivre puisqu’elle arrive est absolument l’unique possibilité, elle appartient bien elle-même aux agissements de la puissance secrète qu’est Kafka. Ses curieuses méthodes où l’acte de courtiser est lié à une attitude défensive sont tellement frappantes qu’il nous semble justifié de partir de l’hypothèse que Kafka, quelle qu’en soit la raison, portait en lui la nécessité absolue de la solitude. »

Kafka a besoin des autres, de leur présence lointaine mais attentive, pour écrire, mais son travail d’écrivain exige la solitude, la solitude absolue. La séduction de Kafka devait être bien puissante pour retenir, malgré les aveux innombrables de fragilité, les actes de dénigrement contre soi et d’autoaccusation répétés à l’envi, ces femmes que Kafka enchaîne à son destin pour lui servir de garantie humaine indispensable à son travail d’écrivain. Avec Felice, comme avec Maria Meyer, il multiplie les mises en garde et les preuves de son indignité tout en les persuadant de ne pas se soustraire à la mission qui leur incombe. Dans une lettre du 8 novembre 1912, Kafka décrit la naissance nocturne de sa nièce. Et il n’y a pas de façon plus impitoyable pour un homme de révéler à une femme qu’elle ne l’obtiendra jamais :
« Je suis resté encore un moment au lit et je ne suis pas parvenu à comprendre l’intérêt affectueux de notre demoiselle pour cette naissance, étant donné que moi, le frère et oncle, je ne ressentais pas la moindre affection, mais uniquement de l’envie, rien qu’une envie féroce à l’endroit de ma sœur ou plutôt de mon beau-frère, car je n’aurais jamais d’enfant, c’est encore plus certain que – (mais je ne veux pas exprimer sans utilité un malheur encore plus grand). » Il n’y a pas lieu de se demander si la parenthèse laisse deviner qu’encore plus sûrement qu’aucun enfant il n’aurait jamais aucune femme ; en fait les propos qui précèdent l’ellipse devraient suffire à une femme pour lui ôter tout son courage. Et, cependant, Kafka se maintient toujours au bord du gouffre du mariage, comme il se tient à la lisière des aveux qui ruineraient définitivement tout espoir dans l’âme de la jeune fille et l’écarteraient irrévocablement de lui, de manière à pouvoir continuer à échanger des lettres qui attisent le chaud et le froid, le désir et la peur. Kafka ne peut ni donner la vie ni vivre avec une femme. Et, à la limite, il ne peut ni vivre avec une femme, ni vivre sans.

La fatalité inscrite dans son destin a pris pour toujours, aux yeux de Kafka, le visage de la Loi.

ALAIN CLERVAL

Illustrations : Franz Kafka © Ewa KLOS-Leemage-via AFP / Éditions Gallimard.

Prochain billet le 16 avril.

  1. Je viens de découvrir un aspect de Kafka que j’ignorais. J’aurai, à l’avenir, un autre regard sur ses oeuvres. J’aime connaître la vie des créateurs (Proust-Sainte Beuve).
    Merci Patrick.
    JPP.

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