Patrick Corneau

Extraordinaire comme le confinement fait phosphorer… Qui à défaut de « pousser un cri » n’avance ses réflexions, hypothèses, doutes, espoirs sur le comment, le pendant et l’après ? Comme il est assez chic de citer une ou des fables (La Fontaine par Luchini), je ne déroge pas et propose celle-ci de Remy de Gourmont (à chacun d’en extraire la morale – et de faire des rapprochements s’il y a lieu*) :

« Il allait se livrer une grande bataille entre un parti de fourmis fauves et un parti de fourmis noires. Les fourmis fauves voulaient, comme c’est leur habitude, réduire en esclavage et emporter chez elles les fourmis noires. Cela se passait sur un terrain sablonneux, au pied d’une colline derrière laquelle semblait descendre le soleil. Or, un homme qui cheminait par là vit qu’en s’asseyant sur la colline, au rebord d’un fossé, il échapperait aux rayons du soleil, qui étaient accablants, et que le lieu était à souhait pour un repos de quelques instants. Il s’assit donc sur une touffe d’herbe décolorée et continua, plus à l’aise, la rêverie dans laquelle il était assez profondément absorbé. Il n’avait pas vu les fourmis fauves qui venaient le long du talus, ni les fourmis noires qui, inquiètes, rentraient dans leurs galeries. Mais les aurait-il vues qu’il n’y eût prêté aucune attention, car il les savait, les unes comme les autres, inoffensives. S’étant assis, son talon heurta le talus et détériora l’entrée des galeries où se réfugiaient les fourmis noires. Les chefs des fourmis fauves, qui arrivaient avec leurs troupes à ce moment précis, virent bien ce mouvement heureux de la jambe du géant et le dégât qu’il avait causé. Ils en eurent de la joie ; l’orgueil les gonfla ; et, se retournant vers les soldats qui se pressaient autour d’eux, ils crièrent : « La victoire est certaine. L’Homme est avec nous ! » Les troupes unanimement répétèrent : « L’Homme est avec nous ! » Elles manifestaient un grand enthousiasme. Le promeneur, cependant, allumait sa pipe. Il jeta le bout du tison et, par prudence, l’écrasa du pied, ce qui mit à mal plusieurs fourmis noires et augmenta l’orgueil et la confiance des assaillants ; « L’Homme est avec nous ! Cela est visible. L’Homme est avec nous ! » Pendant qu’il achevait sa pipe, l’assaut avait été donné et déjà les fourmis fauves ressortaient des galeries ennemies avec du butin et des prisonniers, quand l’homme se dressa, et, distrait, regardant de petits nuages qui s’élevaient, lâcha une formidable inondation qui noya indifféremment vainqueurs et vaincus. Après quoi, il reprit sa promenade. »
* Alors que certains exaltés cherchent encore et toujours à mettre Dieu de notre/leur côté : « Il ne faut pas se débiner face à ce virus, il faut l’affronter la tête haute, Dieu est avec nous », a crié le 18 avril dernier le président d’extrême droite du Brésil, Jair Bolsonaro, à l’attention de croyants qui manifestaient contre l’avortement devant le palais présidentiel.
Remy de Gourmont, « Gott mit uns ! », Dans la tourmente, 1916. [Extrait de l’admirable et indispensable Le téléphone a-t-il tant que cela augmenté notre bonheur ? Choix de textes et préface de Vincent Gogibu, « Les Cahiers rouges », Grasset, 2015]

Sur Remy de Gourmont on peut consulter ce site qui lui est dédié.

Édith de la Héronnière a écrit sur la Correspondance de Remy de Gourmont (tome I, 1867-1899, et tome II, 1900-1915, édition préfacée et annotée par Vincent Gogibu, Éditions du Sandre, 2010) un article dans La Revue des Deux Mondes en octobre 2011 auquel nous renvoyons car il est une belle introduction à l’œuvre et à la personnalité riche et complexe de cet érudit, romancier et essayiste de premier plan.

Je profite de l’occasion pour signaler la réédition aux éditions Le Bruit du temps du passionnant récit La Ballade des pèlerins qu’écrivit Édith de la Héronnière à l’issue d’un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, livre majeur en temps de confinement par son questionnement pressant : « Ce désir, cette impatience, cette déflagration intérieure, ce consentement à la mort, de quoi sont-ils le signe ? Le pèlerinage serait-il une geste de nature érotique, au sens majestueux du terme ? Un corps à corps avec la divine part de nous-mêmes ? Un désir ascensionnel ? Une concupiscence sacrée qui vous prendrait à la gorge et vous pousserait à mettre en jeu votre vie ? Pourquoi partons-nous, sinon pour mourir et renaître ? C’est un désir fou de se dégager des entropies et des destins qui nous minent. C’est une grande interrogation sur nos limites et nos possibles. Une mise en doute. »

Illustration : Portrait de Remy de Gourmont par Pierre-Eugène Vibert (1875–1937).

Prochain billet le 25 avril.

Répondre à Jean-Pierre PainAnnuler la réponse.

Patrick Corneau