Patrick Corneau

Magistrale lecture de Madame Kristeva avec ce Dostoïevski chez Buchet-Chastel. Difficile parfois, car elle met l’exégèse dostoïevskienne à un niveau tel, freudo-lacanien, que tous ne suivent pas. Et puis, on n’est pas passé par Tel Quel et la furie théorisante des années 70 sans que cela laisse quelques traces, un gauchissement mental vers le cryptique, un penchant vers l’abscons (le calembour lacanien) comme un ancien rhumatisme se rappelle à vous… Mais il y a des lueurs, des éclairs sur cette œuvre monstrueusement complexe, prodigieusement tourmentée. Presque humainement aberrante. Où l’on avance en aveugle entre révélation et mystère. Sur 80 pages, « sans craindre de dépasser les bornes », Julia Kristeva nous donne mieux que des aperçus, de véritables insights que seule une sensibilité nativement acculturée au monde slave et une immersion totale (« éblouie, débordée, engloutie » dit-elle), symbiotique dans cette œuvre peut procurer.

Lire Dostoïevski, c’est d’abord un choc : on n’y comprend rien. Ça cause, ça parle tout le temps : primauté du mot, de la parole. La poétique narrative de Dostoïevski relève d’une logique profonde : celle du dialogue. Point repéré par le grand critique Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) et repris par Kristeva : « La voix humaine est née du dialogue : initial, intarissable, indécidable entretien. Je ne parle jamais qu’à deux, altérité-proximité fondatrice. Nous nous entre-tenons. Structure stabilisante-déstabilisante, car le dialogue permet de substituer sa propre voix à celle d’un autre. Identification et confusion s’ensuivent. Mais aussi projection, introjection et parfois des mutualités : invasives ou fécondes, fermées ou ouvertes, crimes ou extases. »
Vacarme, concert de voix plurielles, discordantes : une immense polyphonie – grande nouveauté d’écriture. Kristeva y insiste : « En régénérant un courant qui traverse la littérature européenne, Dostoïevski invente une forme originale et inimitable, totalement nouvelle, le « roman polyphonique ». D’une part, il parvient à « carnavaliser » le solipsisme éthique lui-même : puisque l’homme ne peut se passer de la conscience d’autrui, les contraires qui désunissent (vie-mort, amour-haine, naissance-mort, affirmation-négation) tendent aussi à se contracter et con-verser dans le « pôle supérieur de l’image géminée ». Exemple : le prince Mychkine, figure magistrale du carnaval, saint et idiot. »

Bien avant Freud, « ce maudit Russe » (Stefan Zweig) jette des coups de sonde dans la psyché tels que le fondateur de la psychanalyse s’appuiera sur ce volcan pulsionnel pour modifier sa conception de l’appareil psychique. L’être parlant dostoïevskien est un névrosé qui laisse affleurer à travers des « états limites » l’inconscient et ses formations. Ce lieu où les démons dostoïevskiens affluent est le fameux « sous-sol » : « Le sous-sol n’est pas en dehors de nous, il est en nous : dédoublés nous sommes, au quotidien, par la séparation étanche entre la vie diurne qui tend à la paix et la destructivité sauvage de la vie onirique ; dédoublés, nous évoluons aussi dans l’idéologie et la mystique des groupes et des communautés, qui préservent les liens internes en projetant le réprouvé sur les autres. »
Julia Kristeva montre que, psychanalyste avant la lettre, Dostoïevski parvient à un exploit quand il réussit à percer le brouillard des fantasmes névrotiques en découvrant leur sous-sol grâce au « coup de lame à deux tranchants » que sont les deux Carnets de la maison morte (1862) et du sous-sol (1864) – « incision délicate et dissection rageante, dit-elle, pour que, au-delà de la névrose, se libère la voix des grands romans » : Crime et Châtiment (1866), L’Idiot (1869), Les Démons (1872), L’Adolescent (1875), Les Frères Karamazov (1880).

C’est à partir du « clivage lui-même – le seuil ultime du rejet primaire, le centre vide de la schize, la refente du sujet » (sic) pour le « renommer inlassablement en entretiens infinis du soi hors de soi » que l’écrivain érige son œuvre comme « improbable reconstruction »…
Défile alors la galerie des personnages représentant chacun une dimension essentielle de la condition humaine entre nihilisme, abjection et martyre, sainteté… L’homme méchant, l’homme malade sous tous les oripeaux de la dépravation : parricide, matricide, fratricide, pédocriminel, féminicide et puis l’homme ridicule, le joueur, l’homme addict à l’alcool, aux cartes… La cohorte des anges, des innocents, dominés par l’idiot (Mychkine) ; le cortège des femmes fières et frondeuses, libres et tourmentées et parmi elles « celle qui n’est pas de ce monde », hautaine, pensive, explosive, consumée (Nastassia Filippovna).
Monde caricatural où les rôles s’échangent à travers impasses et coups de théâtre à répétition, à l’infini. Où les personnages perdent leurs contours : identités poreuses, en fuite, contaminées… Amours, haines et jalousies s’interpénètrent, fusionnent ou se rejettent. Où « toute chose est à la frontière de son contraire », le sens s’effritant pour renaître, masqué-démasqué, à travers des mésalliances carnavalesques (le mot carnaval – démesure tragi-comique et renversement d’une chose en son contraire – revient régulièrement  dans les analyses de Kristeva) et le sombre rire pensif de l’écrivain toujours en quête de nouvelles cruautés…
Julia Kristeva mentionne l’impérieux et vivifiant christianisme de Dostoïevski, lequel n’est pas seulement une idée ni un engagement moral et politique qui rassureraient l’individu éprouvé par le nihilisme et le face à face avec ce mal absolu qu’est la mort : « son optimisme et sa glorification de l’énergie pensante (tant admirés par André Gide) sont incompréhensibles sans sa foi (vera, en russe) christique dans le Verbe incarné. Ses romans sont christiques, son christianisme est romanesque. »

Je n’ai malheureusement pas la place ici d’énumérer toutes les richesses révélantes qu’offre la lecture hautement incisive de Julia Kristeva – lecture d’autant plus attachante qu’on sent à maints traits (souvent discrètement autobiographiques) que Dostoïevski est pleinement, viscéralement, « l’auteur de sa vie ». Issu, motivé par une désobéissance aux consignes paternelles (qui trouvait L’Idiot « destructeur, démoniaque et collant »), ce plongeon dans le malstrom dostoïevskien n’est sans doute pas étranger au parcours intellectuel et existentiel de la jeune Bulgare. C’est avec son Dostoïevski dans la valise et cinq dollars en poche (dans l’attente d’une bourse doctorale) qu’en 1966 elle arrive en France. La jeune étudiante en philologie et littérature comparée allait après une exploration du langage « intrinsèquement dialogique » et de l’écriture « nécessairement intertextuelle » (auprès de Benveniste, Lacan, Barthes, Sollers) et la station obligée dans la bouche d’ombre dostoïevskienne s’ouvrir à de nouveaux horizons « autrement plus stimulants » avec la psychanalyse.

Je referme cette chronique admirative avec cette réflexion sur le destin du « tout est permis* » de Mitia dans Les frères Karamazov où Julia Kristeva pointe avec bonheur l’actualité très requérante de Dostoïevski dont l’œuvre-oratorio aux côtés de celles de Shakespeare et Dante, continue de jeter d’« insolents défis dans le hors-temps du temps ».
« Quand enfin « tout est permis », ou presque, et que vous n’avez plus d’angoisse mais des anxiétés liquides, plus de désirs mais des fièvres acheteuses, plus de plaisirs mais des décharges urgentes sur moult applications, plus d’amis mais des followers et des likes et, qu’incapables de vous exprimer dans les phrases quasi proustiennes des possédés de Dostoïevski, vous vous videz dans l’addiction aux clics et aux selfies, vous êtes en résonance avec ses exténuantes polyphonies qui prophétisaient déjà le streaming des sms, blogs et Facebook, pornographies et « marches blanches », « #balancetonporc » et guerres nihilistes sous couvert de « guerres saintes ».
Vous y entendez quelque chose ? L’inaudible Dostoïevski serait-il notre contemporain ? Pas plus, pas moins qu’une fugue pour quatuor à cordes et une symphonie avec chœur de Beethoven. Ou la densité de Shakespeare. Ou la comédie de Dante. Insolents défis dans le hors-temps du temps. »

* Cette citation, cri de ralliement du nihilisme, n’existe pas en tant que telle (c’est-à-dire sous cette forme vulgarisée). Elle n’est que la condensation d’un passage des Frères Karamazov, dans lequel Dimitri (l’un des trois frères) s’exprime ainsi : « Que faire si Dieu n’existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c’est une idée forgée par l’humanité ? Dans ce cas l’homme serait le roi de la terre, de l’univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. […] En effet, qu’est ce que la vertu ? Réponds-moi Alexéi. Je ne me représente pas la vertu comme un chinois, c’est donc une chose relative ? L’est-elle, oui ou non ? Ou bien elle n’est pas une chose relative ? Question insidieuse. […] Alors tout est permis ? »

Dostoïevski par Julia Kristeva, collection « Les auteurs de ma vie », éditions Buchet-Chastel, 2020. LRSP (livre reçu en service de presse).

Illustrations : photographie de Iziana Fabi – Agence France-Presse / éditions Buchet-Chastel.

Prochain billet le 11 mars.

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Patrick Corneau