Patrick Corneau

Feuilletant un ancien numéro de La Nouvelle Revue Française publié il y a 60 ans, je tombe sur un texte de Philippe Jaccottet La Perte perpétuelle dont la douloureuse fraîcheur me frappe : un poète se donne, envers et contre tout, le droit, le devoir d’élever des « débris de chanson », un « murmure persistant » dans le tumulte de son époque. Il déplore que l’effort, le souci « d’écouter quelque chose d’intérieur » apparaisse à la plupart de ses contemporains « de plus en plus démodé ». C’était en 1960 !
Ce texte est admirable et, de certains passages, où se fait l’aveu d’une inaliénable foi en l’écriture, en l’impérieuse et vitale nécessité d’un dire, l’impossibilité d’échapper à « d’autre loi qu’une espèce de souffle très lointain qu’il me semblait devoir saisir, ou modeler, ou illuminer » – je me sens en syntonie totale et y puiserais volontiers les principes de mon « credo » d’écrivant.

« J’aurais tant voulu ressaisir quelque chose de ce monde que je voyais encore, en dépit de tout ; bien qu’il me parût quelquefois si lointain, ou en lambeaux. Je l’aurais voulu parce que j’y avais trouvé mon plus profond bonheur, et que je continuais à n’en pas apercevoir d’autre. Ce n’était pas un bonheur séparé, il englobait tous les autres ou les créait plutôt, quand il était là, comme on a pu dire que dans l’amour de Dieu sont toutes les espèces d’amour imaginables contenues, selon une formidable densité. Mais pour y atteindre de nouveau, il fallait, dans ma grande faiblesse, un énorme effort ; c’est-à-dire me fermer à toutes sortes de raisons de découragement, de mutisme : les pensées des autres, innombrables, divergentes, incohérentes même, mais parfois si fortes, la tristesse qu’il y a dans toute vie, l’horreur de certaines d’entre elles, les menaces de l’avenir, les soucis proches, les moindres dérangements auxquels j’étais devenu de plus en plus sensible, étant plus incertain. Je devais d’abord procéder à un travail de déblaiement — qui me devenait toujours plus malaisé — sans quoi parler n’avait aucun sens. Oui, parler ne se justifiait à mes yeux que si c’était vraiment moi qui parlais ; sur quoi j’hésitais, parce que j’aurais voulu parler aussi bien que les meilleurs des autres, et que je voyais bien que je ne pouvais parler qu’assez pauvrement et naïvement si c’était moi qui parlais. C’était un des pires obstacles : arriver à accepter sans histoires ses limites, son manque d’éclat, son incertitude, réussir à ne pas feindre le génie, l’ampleur, la nouveauté ; vraiment parler comme je pouvais parler — mais quand même de mon mieux — et d’ailleurs comme je savais être parvenu quelques rares fois à le faire. Mais il fallait sans cesse recommencer et l’étrange était que ce fût à chaque coup plus difficile : au lieu de pouvoir profiter de certaines choses acquises, mettons un rythme, un mouvement, une unité de couleur ou de ton, rien à faire. Tout était perdu, comme si quelqu’un d’autre, et non moi, avait écrit ces pages, ou les lisait maintenant. Tout au contraire, la vérité de ces pages déjà écrites — vérité que je reconnaissais avec simplicité — me gênait en m’empêchant d’en retrouver une autre, leur présence presque accomplie — accomplie par rapport à ce moment-là — me paralysait ; néanmoins, ne devais-je pas assurer une continuité à mes écrits ? Je voyais que non, que c’était un souhait stupide, venu de l’extérieur, et une faute. Il fallait au contraire tout oublier et seulement essayer d’écouter quelque chose d’intérieur, alors même que parler ainsi apparaissait à beaucoup de mes contemporains de plus en plus démodé, mais tant pis. C’était ce qui m’arrivait à moi, comment le nier, ou m’y soustraire ? Je n’avais pas d’autre loi qu’une espèce de souffle très lointain qu’il me semblait devoir saisir, ou modeler, illuminer. Rien que d’en parler m’apaisait, m’eût fait, pour un peu, sourire.
[…]
(Merci au tonnerre grandissant de ces années : il nous décharge définitivement du soin de parler haut, qui nous contraint à forcer la voix, à la fausser. Il nous préserve de nous croire efficaces ou importants.)
[…]
Nous ne devrions pas nous taire, et tout laisser ainsi filer comme choses perdues, vaines, mortes : nous nous décourageons trop vite. Qu’importe que nul n’écoute ces propos ? Si nous aimons le monde, nous nous devons de l’honorer sans autre souci ; de mettre à toutes choses la couronne des mots, cette scintillation, « vains ornements », vains diadèmes… Diadème sur les eaux tressées, au front des pierres.
Pourquoi nous lassons-nous ? Nous sommes vraiment par trop faibles, et soucieux d’autrui, de ses dires. Il n’y a de confirmation à chercher que dans ce que le monde nous rend une fois loué, et qui n’est pas autre chose que la vie. Le silence qui nous gagne est aussi la mort.
Je voudrais envoyer des nouvelles de confiance à mes amis que le silence altère et détruit. Je ne voudrais absolument que cela ; sur quoi je pourrais faire n’importe quelle besogne accessoire, pourvu qu’elle ne fût pas basse ou en contradiction avec ces nouvelles, mais je ne sais où en retrouver les mots. Je les voudrais si simples et si lumineux qu’une timidité me prend à leur pensée. Ce que je rêve est peut-être trop ambitieux, et je le conçois aussi trop vaguement, ou de trop loin. Parler m’en rapproche-t-il ? Ce n’est même pas sûr. »

Illustrations : Photographie de Ayse Yavas / photographie ©Lelorgnonmélancolique.

Prochain billet le 8 février.

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