Patrick Corneau

Écrivain et professeur à l’université vivant dans un minuscule appartement new-yorkais, la narratrice est contactée par la troisième épouse de son meilleur ami tout juste décédé. Cette dernière lui demande la faveur de prendre son chien Apollon, un danois vieillissant et imposant. Malgré l’interdiction des animaux stipulée dans son bail, elle accepte.
Résumé ainsi, vous n’avez pas envie de vous précipiter chez votre libraire pour acquérir L’ami de Sigrid Nunez. Vous avez tort, ce livre paru aux États-Unis en 2018 où il a obtenu le National Book Award, traduit en France cette année chez Stock (coll. « La cosmopolite »), est une merveille, peut-être un chef-d’œuvre.
Si la presse française en a rendu compte de manière plutôt élogieuse, c’est souvent pour des motifs assez superficiels concernant l’aspect anecdotique (histoire d’une cohabitation avec un animal) alors que cette composition hautement ambitieuse est beaucoup plus riche et profonde qu’elle en a l’air – les critiques lisent trop vite et restent à la surface du texte-oignon sans explorer les nombreuses pelures sous-jacentes…

Entrons dans l’architecture de ce bloc et opérons un plan de coupe. Douze chapitres (le onzième et avant-dernier est à lui seul un coup de maître*) pour dérouler une odyssée dans la conscience de la narratrice qui nous offre à la fois le bilan sans concession de son existence, une longue lettre d’amour à son ami décédé – qui prend parfois le ton d’une élégie bouleversante, d’un portrait tendre et ironique -, les tribulations de sa relation avec les trois ex-épouses du dit écrivain et principalement son chien, un encombrant danois, recueilli, hébergé, et finalement adopté et aimé compassionnellement comme jamais homme ne fut (on referme le livre en se demandant si l’ami du titre n’est pas tout simplement le chien). Le tout entrelacé de digressions intelligentes, élégamment littéraires, drôles, terribles sur le milieu universitaire rongé par l’envie, le Barnum littéraire New-yorkais et sa foire aux vanités, le monde associatif tendance caritative où les bons sentiments exonèrent la culpabilité et l’irréversible décadence du statut de l’intellectuel(le) (écrivain ou professeur) dans le monde « trumpetisé » d’aujourd’hui.

Cela fait beaucoup me direz-vous. Oui, et c’est justement en ceci que ce livre inclassable est exceptionnel : il tresse avec une maîtrise étourdissante tout ce qui afflue à l’esprit, tout ce qui reflue de la mémoire, tout ce trop plein de souvenirs, d’interrogations, de regrets qui submerge dans le chagrin après la mort d’un être cher. Toutes ces commotions de la mémoire qui brutalement viennent battre et rebattre les cartes de l’existence. Ébranlement d’autant plus fort que l’ami s’est donné la mort sans laisser la moindre explication – si ce n’est en laissant son chien dont la présence embarrassante est comme le substitut d’une énigme que la narratrice ne cesse d’interroger, dans la douleur de l’absence, le ressassement des occasions manquées, peut-être la conviction de l’irrémédiable impuissance de l’écriture à consoler (confirmée par une citation de Natalie Ginzburg en exergue**). Ce livre que l’on a du mal à appeler roman tant il est échappe à toute typologie – si le mot « transgenre » a un sens, c’est bien ici – est une extraordinaire leçon d’écriture, une Master class brillantissime sur l’art du roman.

Écrit dans une absence de larmoiements, sans pathos aucun, ce qui ne l’empêche pas d’être saisissant dans sa douleur comme dans sa beauté, L’ami est une phénoménale et formidable mise en pratique de ce que la narratrice essaie d’enseigner dans les ateliers d’écriture qu’elle anime : l’art du récit. Non sans difficultés d’ailleurs, car les étudiants sont rétifs : l’un s’inquiète qu’on lui impose de lire des livres qui n’ont pas eu de succès, un autre trouve que dans le Journal d’Anne Frank, « franchement il ne se passe pas grand-chose et l’histoire s’arrête juste au moment où il finit par se passer quelque chose » – public versatile, arrogant et immature qui refuse d’inscrire le sulfureux Nabokov au programme et exprime ouvertement son hostilité à l’égard des écrivains blancs mâles successfull, tels le défunt, éternel séducteur d’avant #metoo qui enchaînait sans retenue les aventures avec ses étudiantes.

Des méandres du deuil et d’une somme d’affects, il s’agit de faire émerger un témoignage, un livre, un « tombeau » au sens poétique du terme, processus complexe de résurrection entre réhabilitation et commémoration dont la mise en écriture ne va pas de soi : « Coucher quelque chose sur le papier, c’est espérer s’en emparer. Écrire ses expériences, c’est tenter d’en saisir le sens, ne pas les laisser se déliter dans le temps. Dans l’oubli. Mais le contraire est toujours possible. Le souvenir de l’expérience peut s’évanouir au profit de ce qu’on a écrit dessus », confie la narratrice. « C’est donc une possibilité : en écrivant sur un être cher – ou même juste en parlant trop de lui – peut-être qu’on l’enterre pour de bon. »
La gageure est aussi de qualifier posthumément la nature de cette amitié entre homme et femme : un ami, non pas un amant, plus que l’amie du même sexe, l’ami sur l’autre bord, au-delà des séductions et des sexes (qu’ils soient sociaux ou biologiques), au-delà des projections filiales frère-sœur, au-delà des autres, en deçà de l’existence. Quelque chose qui relève de l’indicible selon Wittgenstein. Quelque chose qui serait absolu comme l’amour et s’il ne peut être « dit », ne pourrait être « montré » que de manière apophatique, c’est-à-dire par la négation.

Pour ce faire, la narratrice partagée entre l’obligation de parler et l’envie de ne pas parler doit user de toutes les ressources du « mentir-vrai », soit la feinte, la faille, là où à la fin l’identification fantasmée devient réalité. Donc brouiller les lignes entre le vivant et le mort, les personnages et les êtres, la vérité et le réel, le réel et la fiction, supprimer toutes les frontières qui ont perduré jusqu’à ce jour.
Dans l’espace de la littérature d’aujourd’hui, ces démarcations ne sont plus pensables, plus tenables. La fiction est la réalité et la réalité fiction, peu importe, les deux se désintègrent, s’annulent au contact des êtres qui s’en emparent. C’est le sentiment qu’éprouve le lecteur à mesure qu’il progresse dans le récit. D’où l’impression de « foutraque » dénoncée par certain(e)s critiques déconcerté(e)s par les sauts de coq-à-l’âne qui nous font passer de remarques profondes (quoique parfois contradictoires), où sont convoquées des femmes, de Virginia Woolf à Svetlana Alexievitch ou Toni Morrison, à des digressions sur le comportement des chiens, leurs pathologies en fin de vie, les fabuleuses possibilités de leur flair, leur capacité à distinguer mots et intonations comme les humains, etc.

Cette plume sinueuse, imprévue est délicieuse à suivre, il y a toujours une phrase***, un livre (Balzac, Flaubert, Kafka, Rilke, Wittgenstein, Auden, Kundera, Updike, Steiner, Coetzee), une anecdote édifiante ou cocasse adaptés à la situation pour faire qu’au fil des pages, insensiblement, Apollon, ce danois dont « la tête énorme évoquait davantage un poney », devienne bientôt le personnage central de l’histoire et constitue le MacGuffin de l’histoire (restera ? restera pas ?). La narratrice finalement conquise, l’interpelle avec cet élan admiratif : « Toi, … avec ton calme habituel. Tu ignores tout du moindre sentiment d’envie. Ni désirs ni nostalgie. Ni regrets. Nous sommes deux espèces tellement différentes. » Un peu plus haut dans le texte cet aparté : « Si seulement nous pouvions parler aux animaux, continue la chanson. C’est-à-dire : si seulement ils pouvaient nous répondre. Mais bien sûr cela gâcherait tout. »
L’impossibilité de communiquer verbalement (et donc de se méprendre), un colloque sans phrases dans un silence partagé seraient-ils la clé de l’amour ?

Née en 1951, Sigrid Nunez n’est pas une inconnue, mais son témoignage sur Susan Sontag, qui l’a fait connaître il y a huit ans, était resté relativement confidentiel. Elle y dressait un portrait comique et parfois féroce de la grande essayiste américaine, laquelle était sa belle-mère à l’époque (Sigrid sortait avec le fils de Susan, David Rieff).
Avec ce récit subtil et émouvant où l’intelligence et l’émotion pétillent à chaque page, Sigrid Nunez montre un talent d’écriture évident mais surtout une force imaginative dans la facture et le rythme qui font que l’on s’enfonce dans ce livre comme dans une terre qui cède sous nos pas et nous engloutit. L’ami mérite de figurer en bonne place dans nos bibliothèques, mais sûrement pas à côté de Mon amie Flicka, Croc-Blanc ou de Mon chien stupide de John Fante…
* Cet antépénultième chapitre est une mise en abîme du récit entier qui reçoit soudainement un sens lumineux…
** « Mais faites attention, ce n’est pas que l’on puisse espérer se consoler de sa tristesse en écrivant » dans Mon métier.
*** J’ai lu peu de réflexions aussi perspicaces sur la relation auteur-lecteur et les illusions qu’ils entretiennent l’un vis-à-vis de l’autre ; j’aurais aimé en faire un florilège…

L’ami de Sigrid Nunez, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Bach, Stock, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie de Marion Ettlinger / Éditions Stock.

Prochain billet le 14 décembre.

  1. Robinet jacques says:

    Et voici qu’une fois de plus, vous nous aurez transmis l’impérieux désir de courir chez le libraire! Merci de tout cœur, cher Patrick Corneau

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Patrick Corneau