Patrick Corneau

« Ça y est ! La bien-pensance globalisée, l’hystérie du Bien évangélico-puritain fomentée au fond des universités américaines tiennent leur Grand Méchant Homme, leur Diable himself ! Et ça tombe bien, en plus d’accumuler toutes les tares du « male chauvinist pig » (MCP), il est juif, petit, gringalet (il ne lui manque plus que d’être borgne comme Samy Davis Jr. « I’m a colored, one-eyed Jew » ou homosexuel comme James Baldwin) et cerise sur le gâteau de l’opprobre : c’est un génie du septième art, sans doute le dernier. Bien sûr, j’ai parlé de Roman Polanski, petit Polonais miraculeusement sorti du ghetto de Varsovie. Plus on crache sur le diable, mieux la noirceur de celui-ci règne et vous rend plus blanc que neige, un jeu gagnant-gagnant qu’adorent tous les idiots/idiotes utiles de la néobigoterie ambiante, ces belles âmes qui portent leur vertu immaculée en bandoulière… Pendant ce temps, le Diable himself fait un carton dans les salles obscures* car son art appartient à un royaume qui échappe à l’unicisme suicidaire de l’époque, il « n’est pas de ce monde ». Et pour cela même on peut encore l’ACCUSEr et le haïr davantage… »

Pardon de me citer, mais cette réaction publiée à chaud sur mon compte FB – peu avant la sortie de J’accuse de Roman Polanski et que la censure orchestrée autour du film ne devienne une « affaire » puis une polémique relayée par les médias à propos de l’homme – est tombée dans un silence dont on ne sait s’il est lourd de réprobation ou d’un assentiment qui n’ose s’exprimer (je suis enclin à penser que la première option a prévalu). Une sorte d’omertà règne qu’a très justement dénoncée Alain Finkielkraut provoquant une nouvelle polémique** : des minorités militantes et influentes dominent et terrorisent l’opinion, poussent à l’auto-censure au point de porter atteinte à la liberté d’expression. Le philosophe a énergiquement dénoncé l’étouffement de la vie publique par le « politiquement correct » : « C’est la méfiance, l’insulte, l’anathème, c’est une manière de rendre une conversation civique impossible. C’est le calvaire de la pensée. »

C’est surtout la victoire de la confusion mentale, le fameux « amalgame », le raccourci fulgurant grâce auquel l’affectif et sa force paralysante, permettent de recouvrir le minimum d’objectivité par lequel la vérité (possiblement gênante, fâcheuse) pourrait se faire jour et amorcer un sain débat contradictoire. L’esprit victimaire – légitime quand il est le cri d’une conscience blessée – chestertoniennement devenu fou et aveugle quand il est amplifié et monstrueusement déformé par les caisses de résonance des médias assujettis aux lobbys idéologiques, s’impose en maître et muselle l’opinion. Du court-circuit permanent de l’émotion et de la raison naît une spirale de nervosité qui enfle, s’élargit et dont les bords, tel un cyclone, détruisent tout sur leur passage. Une grande et inévitable paralysie intellectuelle s’ensuit, générée par la rapidité de circulation de l’information, la quasi instantanéité des supports de communication hyper-réactifs (d’où une polarisation de l’opinion accélérée et mortifère sur les réseaux sociaux). Ce penchant pour la précipitation vient parachever le déni (l’impossibilité ?) de la réflexion, laquelle demande un minimum de temps donné au temps pour l’examen posé des voix (accusation ET défense), de recul, d’équanimité, de sérénité (c’est-à-dire d’indifférence à l’affect).

Je voudrais pour clore ce billet, donner à lire les propos prémonitoires (mais c’est un prémonitoire voué à se répéter puisque personne ne veut l’entendre) et salubrement intempestifs de Gérard Macé dans l’avant-propos de son livre sur Sade, Et je vous offre le néant***, présenté ici le 4 novembre :
« Qu’est-ce qui m’a donné l’envie d’écrire sur Sade aujourd’hui ? Autant que je puisse le savoir, c’est le fait d’étouffer dans l’air ambiant, à cause du retour d’un ordre moral qui s’exprime comme toujours au nom du bien (c’est une des plus vieilles ruses de l’histoire). Les tartufferies ne meurent pas mais elles sont plus ou moins actives. Or nous assistons au retour de la bigoterie, de la superstition, pire encore, de la condamnation pour blasphème. De la spiritualité vague à la guerre sainte, les religions reprennent du poil de la bête, et la laïcité est vécue comme intolérante, grâce à un retournement imprévisible, du moins en France.
Mais il y a une autre raison, plus impérieuse encore : c’est la confusion croissante entre une œuvre et son auteur, qu’on croyait impossible depuis Proust et son Contre Sainte-Beuve. De même que la frontière est de plus en plus souvent abolie entre le public et le privé, la distinction s’efface entre l’être social et la personnalité de l’artiste, qui se dépasse et se surprend lui-même dans ses créations. Ainsi se met en place un redoutable cercle vicieux : des œuvres sont condamnées à cause de la personnalité de l’auteur, des auteurs deviennent suspects à cause de leurs œuvres. Le jugement est moral au lieu d’être esthétique, et sans appel.
Les écrivains ne sont pas les plus concernés (encore qu’une fatwa soit toujours possible, on l’a vu avec Salman Rushdie) parce que la littérature a perdu de son influence. Mais les cinéastes sont plus exposés, Roman Polanski en sait quelque chose. Loin de le juger en droit, alors même que la justice américaine ne l’a pas oublié, il faudrait encore interdire ses films, pour assouvir la soif de ce que Nietzsche appelait la moraline, autrement dit une morale étroite et bien-pensante.
Les peintres ne sont pas à l’abri : un article récent du New York Times réclamait qu’on signale dans les musées, à l’aide d’un logo spécial, les toiles dont les auteurs auraient abusé des femmes, à commencer par Egon Schiele et Picasso. Une inquisition d’un nouveau genre se met donc à juger les morts, par définition sans défense, devant un tribunal posthume aussi arbitraire qu’illégitime. »

Ces lignes vigoureuses peuvent être lues, aussi, comme un manifeste désespéré en faveur de l’intelligence dont les jours sont comptés comme nous en a averti Paul Valéry. Diktat de la vertu des belles âmes, mise à l’index pour ironie ou blasphème, indignation pavlovienne, spirale des colères auto-rédemptrices, pulsion d’envie haineuse, amnésie sélective, tautologie d’un esprit critique tournant à vide. Autant de travers caractéristiques des limites (de la fin ?) de l’exercice cartésien dans le champ de la controverse et du débat d’idées en démocratie. La jouissance collective dans la connivence face à l’indignation, aux scandales en cascade qui remplissent les « temps de cerveaux disponibles » vaut bien quelques entorses à l’exercice de l’intelligence… Heureusement, il reste encore quelques éveilleurs, quelques vigilants, quelques imprécateurs « mécontemporains » comme Macé, comme Finkielkraut pour honorer le peu qu’il reste de l’intelligentsia française héritière des philosophes, ceux des Lumières comme ceux de l’Antiquité.
Voltaire, reviens nous apprendre à rire à l’âge de Trump !

* J’accuse a pris la tête du box-office français avec plus de 500.000 spectateurs pour sa première semaine en salle, un démarrage historique dans la carrière du réalisateur.
** Dans l’émission de débat « La Grande Confrontation » animée par David Pujadas sur LCI (mercredi 13 novembre).
*** Et je vous offre le néant de Gérard Macé, Gallimard, 2019.

Illustration : Le Colonel Piquart (Jean Dujardin) et le Capitaine Dreyfus (Louis Garrel) dans J’accuse drame historique franco-italien coécrit et réalisé par Roman Polanski (2019), photo © Guy Ferrandis / R.P. PRODUCTIONS – GAUMONT.

Prochain billet le 20 novembre.

  1. Robinet jacques says:

    Je lis avec un grand bonheur cette réaction. Il se trouve que je viens de réagir de façon très proche sur la page d’Yves Masson qui a essayé, lui aussi d’ouvrir ce débat avec le même courage que vous et la même probabilité d’être mal entendu. Merci. Jacques R.

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Patrick Corneau