Patrick Corneau

Souvenez-vous, c’était en 2010, lorsque Stéphane Hessel publia Indignez-vous ! Ce pamphlet rencontra un immense succès. Il voulait bousculer les immobilismes politiques et interpeller les bonnes (?) consciences guettées par l’indifférence, le repli et l’apathie.
Aujourd’hui, presque dix ans ont passé, on peut faire le constat inverse : l’indignation et les scandales se portent bien. Dans Indignation totale (Éditions de L’Observatoire*), le philosophe Laurent de Sutter montre comment l’indignation est entrée dans nos vies quotidiennes jusqu’à les saturer. Peut-être les vicier. Chacun d’entre nous peut confirmer la séquence suivante : chaque matin, nous sommes à peine réveillés que, déjà, via la radio ou notre smartphone, notre estomac se tord, notre épiderme se hérisse. Nous sommes « choqués » par quelque chose : « Il peut s’agir d’une image de violence, du récit d’une injustice, de la pure vulgarité d’un politicien menteur, d’une question de dignité humaine ou de bon sens environnemental, de l’horreur d’une preuve supplémentaire d’exploitation des plus pauvres ou du sans-gêne des plus riches. » Peu importe : l’essentiel est que l’indignation nous a saisi, qu’un certain sens du scandale aura fait circuler notre sang un peu plus vite dans nos veines déjà agitées par les impératifs, les inquiétudes de la journée à venir.

Notre époque serait-elle celle de l’indignation permanente, compulsive, voire addictive ? Et de quoi cette prolifération est-elle le symptôme ? D’une société où plus rien de ce qui ne va pas ne peut être étouffé ? D’une conscience morale noblement élargie aux dimensions du monde ? Du simple effet démultiplicateur/amplificateur des réseaux sociaux ? On pourrait en venir à se demander si nous n’y prenons pas secrètement goût et si nous n’en tirons pas une étrange jouissance… C’est la thèse inattendue, donc stimulante, de Laurent de Sutter qui brocarde l’indignation comme un travers commode de l’esprit critique. Pour lui, l’indignation n’est pas le fait d’une folie ou d’une perte de discernement. Elle est, certes dans son départ, viscérale, épidermique mais aboutit paradoxalement dans un déploiement de raison, de savoir, d’idées, d’arguments… Car on se place dans le régime de la vérité et, pour être reçue comme telle, une vérité se doit d’être pure, alors chacun est poussé à s’avouer et à se radicaliser dans ses certitudes. Face à des réalités complexes, l’indignation offre la possibilité d’inscrire ce que l’on vit et ce que l’on voit dans un cadre réglé où chaque chose est à sa place. Place décrétée naturelle d’où elle ne saurait être bousculée. Ainsi l’indignation est un moyen de s’affirmer par le biais d’un discours de vérité et d’appartenance. Laurent de Sutter voit dans cette posture, la conséquence logique du développement de la raison kantienne parvenue à son point d’aboutissement. Le penchant pour le scandale relèverait de la morale  : dénoncer des coupables permet de se construire à bon compte une identité entre « gens biens », au point qu’il faut se scandaliser pour ne pas passer soi-même pour un complice, donc un salaud. L’indignation serait un nouvel impératif catégorique dont le « politiquement correct » serait en quelque sorte l’envahissante et pesante traduction sociale.

Si le débat public est présenté, dans le lexique utilisé par Laurent de Sutter, comme un combat, c’est précisément parce que ce qui est en jeu dans ces polémiques, qui s’apparentent parfois à un duel à mort, est la victoire indiscutable sur ceux qui sont perçus comme les membres du camp adverse. Les effets de ce jeu de surenchère dans la dénonciation peuvent être catastrophiques car parfaitement contre-productifs : « Lorsque l’effet d’identification de l’indignation tourne à plein, celui-ci entraîne de fait la constitution symétrique tout aussi fermement identifiée du camp opposé, de sorte qu’il est possible de soutenir que ceux qui, par exemple, ont porté Trump au pouvoir ne sont pas les républicains qui le soutenaient, mais les libéraux qui le méprisaient si ouvertement. Du côté des indignés, la tendance est forte de se croire seuls au monde, réunis par la vigueur de principes que le reste de l’espèce humaine ne serait pas assez sophistiquée ou intelligente pour comprendre ; en réalité, c’est l’inverse qui se produit : l’indignation, dans le parcours de sa boucle tautologique, produit ce contre quoi elle se soulève. »

L’indignation serait devenu notre unique mode de réaction à l’insupportable. Elle s’exprime par un tweet haineux, par une sortie vacharde sur Facebook ou une pique bien sentie dans un dîner mondain. On ne réalise plus la nécessité de faire suivre ce scandale d’une action réelle. On se contente du ricanement et d’un sentiment de supériorité sur les adversaires supposés sans constater la profonde inefficacité politique de cette méthode. Laquelle ne fait qu’entretenir une forme d’anesthésie générale** « dont l’étrangeté réside pour l’essentiel dans le fait qu’elle prend une forme spasmodique, chaque nouvelle indignation chassant la précédente. Là où l’histoire de l’anesthésie est souvent présentée comme l’histoire d’un état de somnolence au long cours, pendant lequel chaque sensation se trouve mise sur pied d’égalité avec les autres, dans un vaste mouvement indifférencié, la multiplication contemporaine des scandales permet de comprendre que rien n’est plus faux. » Et Laurent de Sutter de montrer que le scandale est cette piqûre mentale qui entretient un état unanime d’atonie, de sidération dans la déprime : « Chaque jour, presque chaque moment, livre une cause à notre indignation, tantôt écologique, tantôt politique, tantôt alimentaire, tantôt morale, sans qu’aucune d’entre elles ne finisse par constituer un tout avec les autres, dès lors que l’arrivée d’une isole les précédentes dans un passé flou. C’est la raison pour laquelle, de manière inattendue, l’indignation est l’affect premier de l’âge de l’anesthésie ; il est ce qui accompagne dans le champ affectif l’organisation générale de la dépression de nos sociétés, en ceci que nous scandaliser est ce qui nous reste pour nous donner la sensation que nous sommes en vie. »

Au fond, Laurent de Sutter n’a rien contre l’indignation. Son livre n’est pas une condamnation morale en règle. Il se demande pourquoi l’on s’indigne et comment cette indignation fonctionne, quelles sont, sous les heurts et les bras de fer d’arguments, les attendus explicites et les visées cachées. De ce point de vue son analyse est très roborative et plutôt convaincante. Là où le bât blesse est lorsqu’il cherche à proposer une solution pour sortir de l’impasse où nous mènent la colère*** et le ressentiment. Leur ajointement à la raison suppose qu’on puisse dépasser celle-ci, ou s’en débarrasser. Il avance un programme de désindignation (sic) se fondant sur une raison réformée, c’est-à-dire moins arrogante, plus accessible au doute, au scrupule, « disjonctante » dit-il ; une raison « indigne », une raison « comique » toujours inquiète d’elle-même, une raison du peut-être, du « et si ».
J’avoue n’avoir pas été vraiment convaincu par ces développements. Et j’ai peur que Laurent de Sutter n’ait vu là dans ces considérations un peu efforcées en faveur d’une rationalité « encore à venir » que des vœux pieux. La preuve en est qu’il a cru bon d’ajouter (par remord ?) une coda, comme s’il souffrait de l’insuffisance de sa conclusion. Il milite en faveur d’une sorte de rêverie qui nous pousserait à imaginer « une raison qui ne serve pas à mâchouiller ce qui est, mais contribue à s’en départir pour en inventer les bifurcations, les orientations futures ». Je ne suis pas davantage convaincu par cette rêverie prospective même lorsqu’il cite une phrase de Beckett qui pourrait, nous dit-il, servir de devise à ce nouveau visage de la raison : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer » (L’Innommable, 1953). Je préfère de loin celle que j’ai affiché en tête de ce blog : « Essayer. Rater. Essayer encore. Rater encore. Rater mieux. » (Cap au pire, 1991). Il est vrai qu’elle est moins mobilisatrice…

Une chose est certaine, tout esprit quel que soit la profondeur de son intelligence ne peut sauter par-dessus son ombre, en l’occurrence le point à partir duquel il construit sa vision ; ce point représente une tache aveugle dans la fresque d’ensemble. Ligne de fuite, in-vue, qui hante le livre. Laurent de Sutter tourne autour de ce grand Autre, il le devine, le pressentant sous des circonlocutions vagues ou embarrassées (« l’absolu en tant qu’impossible », « le réel de la mort », etc.) sans jamais vouloir le désigner frontalement comme ce qui explique et justifie tout – y compris les apories auxquelles conduisent ses rageuses déconstructions de la raison. Il lui faudrait alors accepter la dimension spirituelle de l’existence, reconsidérer l’homme dans sa finitude, le reconnaître dans le total dépouillement de sa condition, vivant désormais entre soi avec cette pauvre raison à bout de souffle dont il s’enorgueillit. Il ne comprend pas dans sa présomption que l’ablation du Tout est l’une des causes majeures de la crise morale en laquelle nous nous débattons. Il faudrait remettre le sens même de l’humanité, son destin au sein du cosmos, au cœur de la réflexion, comme l’Église au milieu du village disent les Suisses avec bon sens, mais c’est un autre débat que ce petit livre, certes, n’avait pas l’intention d’aborder.

* On regrette dans le texte la présence de nombreuses coquilles. Les Éditions de L’Observatoire publient beaucoup, trop vite, avec parfois un manque de soin dommageable à un texte qui, par ailleurs, n’est pas toujours d’une clarté exemplaire.
** Voir Colère et Temps de Peter Sloterdijk, traduit par Olivier Mannoni chez Buchet-Chastel, 2007.
*** L’âge de l’anesthésie. La mise sous contrôle des affects, Éditions Les Liens Qui Libèrent, 2017.

Indignation totale. Ce que notre addiction au scandale dit de nous de Laurent de Sutter, Éditions de L’Observatoire, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie de René Breny ©Le Soir / Éditions de L’Observatoire.

Prochain billet le 2 décembre.

  1. Serge says:

    Je recommande la lecture de « Journal d’un indigné » de André Perrin. (magnitude 7 sur l’échelle de Hessel)
    On y voit que l’indignation est sélective et passée au tamis idéologique. Certaines indignations sont recommandées, d’autres non. Pour les premières, la presse s’en fait l’écho chaque jour et même les encourage. Par contre si vous êtes indignés par, au hasard, la gabegie de l’état, le départ forcé des Juifs en Seine-Saint-Denis, les attaques contre les civils israéliens, le changement ethnique de la population française,
    les dégradations des lieux de cultes chrétiens, la bêtise contre-productive de certaines féministes, l’existence d’un Parti communiste en France, là votre compte est bon, votre sort scellé. Cette indignation n’est pas « valable ». La justice le révèle très bien par sa mansuétude envers des « rappeurs » ou des « humoristes » qui peuvent se permettre de lancer des appels au meurtre en presque impunité et des Zemmour ou Camus qui sont condamnés régulièrement pour avoir dit que l’immigration pose un certain nombre de problèmes.

    1. Patrick Corneau says:

      Permettez-moi, Cher Serge, de reprendre votre « échelle de Hessel » et de placer votre commentaire au niveau 8. Il complète très pertinemment mon billet : oui, dans le concert des indignations, il y a les « bonnes indignations » – sponsorisées par la « doxa » ambiante et les médias (Télérama… liste ouverte) – et les autres…

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Patrick Corneau