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Terre natale – exercices de piété

Patrick Corneau

S’il y avait un club, un syndicat des atrabilaires, des acariâtres, des nés mal lunés, Jean Clair en serait le président fondateur et cela de manière honoraire, perpétuelle et émérite ! Il y a fort à parier qu’il souscrirait à la magnifique formule de Hannah Arendt : « La dégradante obligation d’être de son temps ».
Comme nous l’indique la quatrième de couverture de son dernier opus : avec Terre natale, Jean Clair continue son œuvre de diariste, en se penchant d’abord sur lui-même. Un lui-même qu’il ne porte pas en odeur de sainteté. Comme dans ses précédents ouvrages, « il évoque de nouveau son enfance en Mayenne, ses parents dont il dresse des portraits émouvants, presque déchirants, la campagne des années quarante et cinquante qui a disparu comme les haies qui la scandaient, revenant ainsi à des thèmes dont ses lecteurs sont familiers. » Si l’on ajoute les sempiternelles têtes de Turc que sont l’art contemporain, le tourisme de masse, la chienlit vestimentaire, la musique populaire, la reproduction médico-mécanisée, etc., voilà un programme qui ravira certainement les nostalgiques de la lampe pigeon ainsi que la base des lecteurs du Figaro et de Valeurs actuelles.

Certes, il y a quelques belles évocations de la nature et de la vie paysanne* avant-guerre en Mayenne. Cela ressemble à la peinture d’un XIXe finissant, à du Millet au mieux, du Rosa Bonheur au pire, des scènes bucoliques un peu tristes, un peu ennuyeuses mais avec un parti pris esthétisant, « rétinien », qui estompe l’âpreté, la peine voire la misère (quand celle-ci est reconnue, elle est chrétiennement renvoyée au sublime de sa dignité). Le regard rétrospectif chez Jean Clair est forcément magnifiant, laudateur, arcadien parce qu’il repose – c’est une manière de principe, de systématisme pourrait-on dire – sur une mise en accusation du présent. C’est un arc réflexe qui nourrit son écriture et qui, à la longue (sur plus de 400 pages), devient lassant. Ce disque rayé, aggravé par de maladroites répétitions (une idée est souvent reprise deux pages plus loin, inchangée mais paraphrasée) efface les passages réussis tant par un bonheur de plume, voire un sens poétique incontestable, que par des traits, des observations d’une stigmatisante et rageuse lucidité. Cette mise en roue libre de la subjectivité la moins guindée, la plus « décomplexée » (terme qui hérisserait Jean Clair) donne lieu à des propos dont l’irrévérence ou l’exagération dithyrambique n’est pas toujours sincère mais semble obéir à des mobiles plus secrets de « place et de face » égoïques. Des embellissements contestables et même un peu ridicules ; ainsi au nom d’une judéophilie tout à fait estimable, Jean Clair nous décrit le mode de vie du paysan mayennais sous les traits d’une communauté juive orthodoxe refermée sur d’identiques préceptes et observances religieuses… On peut aussi s’interroger sur le bien-fondé d’une captation du drame des Juifs pour illustrer et déplorer l’exode des populations paysannes par un rapprochement pour le moins spécieux. Quant à l’attirance vers les esseulés, ostracisés chassés des pays de l’Est de sa classe au lycée Carnot, n’était-elle pas davantage le geste de survie du petit provincial, mal dans son corps, mal dans sa peau sociale ? On est parfois mal à l’aise devant les acrobaties rhétoriques – et même un peu casuistes, pour dédouaner le mal-être de l’auteur qui l’apprivoise en le rendant édifiant tout en ne reculant devant aucune provocation pour choquer non pas le « bourgeois » mais la bien-pensance auto-satisfaite : justification du voile islamique au nom d’une pudeur et d’un respect du visage que nous aurions perdu, célébration d’une SDF promue en piéta de rue, condamnation du rire « qui mène au massacre »etc.

Les déplorations, condamnations, imprécations à l’égard des maux de notre époque sont, il est vrai, peu contestables, parfois même irréfutables parce que ceux-ci sont patents, mais… Mais un peu comme les sombres avertissements des écologistes : « on le sait mais on n’arrive pas à y croire ». Ou plutôt notre adhésion acquise au début du livre finit par s’émousser, se déliter, minée peut-être parce qu’on subodore ce qui la sous-tend : les profonds particularismes et troubles mobiles idiosyncrasiques de l’accusateur. Soit une mélancolie native, une nostalgie constitutive rongées par le doute de soi. Éléments nécessairement exogènes au tableau d’ensemble. Nous sommes, lecteurs, dans la même posture qu’avec la lecture des Confessions de J.-J. Rousseau : quel pacte de confiance nouer ? Un soupçon ne peut s’empêcher d’émerger. Et le sous-titre nous y invite, car réflexion faite, est-ce véritablement des « exercices de piété » ? N’est-ce pas plutôt un exercice pour « la recherche désespérée du salut » ? On pense à Chateaubriand écrivant Vie de Rancé à la fin de son existence sur ordre de son confesseur, l’abbé Séguin, par pénitence. On se dit que le très réussi Sur Marcel Duchamp et la fin de l’art de Jean Clair n’était pas suffisant, son psychanalyste aurait dû lui imposer, pour se rédimer et obtenir son salut existentiel, d’écrire une vie d’Orlan !

Oublions le moi écrivant pour revenir à l’écrivain Jean Clair. Il faut rendre hommage à l’académicien de l’être ici à part entière et avec bonheur. Les trésors de la langue se déploient tout au long de l’ouvrage pour nettoyer par l’étymologie – sorte de savon lexical – tout ce que l’usage contemporain a sali, enlaidi en certains mots bousculés, galvaudés dans l’emploi irréfléchi, inconséquent que nous en faisons. J’ai aimé chez Jean Clair le souci constant, impérieux, de justesse et d’exactitude à l’égard de la langue – la réflexion autour du mot « concierge » est bien un devoir de justice envers les origines sociales et culturelles de ses parents (sa mère en l’occurrence), de ses ascendants. Oui, la piété à l’égard de ceux qui ont fait ce que nous sommes passe par l’exacte probité que nous devons à la langue, si bien nommée maternelle.

Jean Clair a beaucoup voyagé et si ses constats souvent cruels sur notre « francité » peuvent heurter, irriter, au moins ont-ils la légitimité de celui qui a su faire l’écart d’un pas en faveur du dépaysement dont le mérite est de permettre un « jugement plus égal ». Surtout de prendre conscience de l’immensité du monde, de ses usages et, corrélativement, de notre provincialisme – nous, si fiers de notre « art d’être Français », lequel s’autorise si facilement de leçons données au monde entier. Il semble d’ailleurs que dans le monde de Jean Clair/Gérard Régnier, l’exil ou plutôt l’exode soit un destin : de la Mayenne et du Morvan à Paris, du Pré Saint-Gervais à Pantin, puis la Belgique, les États-Unis, le Québec… De la rive droite à la rive gauche. Là, dans les choses vues, les expériences vécues hors patrie résident les gages de véracité et d’authenticité de ce qui nous est confié de puissant sur la terre natale, ses saisons et ses jours, mais aussi d’émouvant sur certains émerveillements d’enfant que nous, lecteurs, assumons par complicité générationnelle.
Il y a des fulgurances ça et là, dans la séquence sur Venise notamment même si Jean Clair n’a pas le souffle stylistique d’un Morand** pour dire le naufrage annoncé par ce dernier, dans les nombreuses remarques sur la disparition de la beauté commentée sous l’aune de la psychanalyse et de l’histoire de l’art. Je m’en voudrais de ne pas signaler aussi, disséminées dans le texte, de belles et fines réflexions sur la lecture et l’écriture.

Dans un élan de sincérité un peu pathétique, Jean Clair s’écrie « Je rêve de quitter cette terre pour apaiser ma paranoïa. » N’est-ce pas plutôt quitter son corps qui l’apaiserait, le libérerait ? D’où l’ouverture du livre et ces variations balbutiantes sur les déconvenues de la vieillesse où il déclare « J’habite un corps qui m’est si étranger que je ne sais plus comment en sortir – ni comment y rentrer. » Souhait ultime : Jean Clair ne rêve-t-il pas en vérité de quitter le corps de Gérard Régnier (ou l’inverse) ? Son psychanalyste (ou plus probablement son for intérieur) l’aura sans doute averti : il est risqué, peut-être même fatal de vouloir tarir ce qui anime l’alacrité d’une œuvre et motive l’impérieux besoin d’écrire. Il y a des fidélités que l’on se doit d’honorer même si elles sont douloureuses. Le sentiment de cohésion intime si cher à Claudel (autre atrabilaire) n’aura pas effleuré l’âme épidermique de Jean Clair.
* Jean Clair a sans doute lu Terre natale (1938) de Marcel Arland, évocation pudique et poétique de son enfance sur le plateau de Langres.
** Venises de Paul Morand, coll. L’imaginaire, Gallimard, 1971.

Terre natale, exercices de piété de Jean Clair, Gallimard, 2019. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie © Catherine Hélie pour Gallimard/ Éditions Gallimard.

Prochain billet le 5 septembre

  1. Serge says:

    Il nous parle aussi des romans qui l’ennuient de plus en plus, de la misère de la symbolique républicaine, des trois catégories de femmes qui peuvent partager votre lit, du terme “mère patrie” que plus personne n’ose utiliser. Ce livre restera en bonne place dans ma bibliothèque.

    1. Patrick Corneau says:

      Oui, Serge, je savais que vous partageriez bien des détestations de Jean Clair – ce que je fais aussi, avec parfois des réserves.
      Amicalement,
      🙂

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