Patrick Corneau

Un remarquable exemple de niaiserie philosophique : André Comte-Sponville.

Le philosophe était présent sur le plateau de La Grande Librairie mercredi dernier 27 mars pour Contre la peur : et cent autres propos (Albin Michel). Le « philosophe » a démontré comme d’habitude sa capacité à ne rien comprendre à notre époque, autrement dit à l’apocalypse en cours. Arrosant son auditoire avec force gesticulations (sans doute pour donner quelque vigueur à ses platitudes) de propos aussi convenus qu’insignifiants, et, qui plus est, d’une voix forte et pontifiante parfaitement ridicule, il a prouvé une fois de plus qu’il est bien le Monsieur Homais de la philosophie « loukoum » des médias audiovisuels. Le summum de ces sucreries pour dames chaisières a été atteint lorsque fut abordé le thème des solutions à la crise de la modernité. Déprimant « marronnier » des talk-shows pour public honnêtement cultivé. Enfourchant promptement le mulet d’un scientisme béat, notre Tartarin de la pensée s’est échauffé d’un plaidoyer vibrant en faveur de « l’action » juste, de l’usage en conscience (politique) de la science et de la technologie car celles-ci fortes de « leur explosion formidable » (voir vidéo) feront des miracles… Bref, on se situait au niveau de « science sans conscience n’est que… » du potache de classe terminale. Les idées de Comte-Sponville sont aussi courtes que ses pantalons…
Ce bavard filofilandreux ne doit pas lire grand chose de la philosophie critique contemporaine et n’a sûrement pas lu Approche de la criticité, Philosophie, capitalisme, technologie de Jean Vioulac* publié l’année dernière aux PUF. Celui-ci donne indirectement au sieur Comte-Sponville une brillante leçon d’intelligence critique et de lucidité informée que je dois citer intégralement:

« C’est ainsi une niaiserie achevée que d’aborder la question de la technique aujourd’hui en répétant que ce-n’est-pas-la-technique-qui-est-dangereuse-c’est-ce-qu’en-font-les-hommes: une telle approche de la technique est superficielle puisqu’elle manque son statut transcendantal qui prédétermine tout usage, usage en outre conditionné par des rapports sociaux et des impératifs de production. Mais surtout, une telle approche ignore que l’histoire de la technique depuis trois siècles n’est rien d’autre que la mise en place de moyens toujours plus perfectionnés pour automatiser les procédures (d’action, de production, de calcul, de décision, de détection, d’analyse, de rétroaction, de mémorisation), c’est-à-dire les rendre de plus en plus indépendantes de toute activité humaine, pour déléguer à la machine de plus en plus d’opérations qui jusque-là caractérisaient les hommes – et ce pour supprimer l’erreur humaine toujours susceptible de contrarier l’impeccable fonctionnement de la machine, dont la logique tend à faire de l’humain lui-même une erreur. Bien loin d’avoir une quelconque marge de manœuvre face à un dispositif qui est aujourd’hui non seulement totalement émancipé, mais encore, par la mise en réseau planétaire, parvenu à son unité de commandement, les hommes sont mandés par son fonctionnement managérial et ainsi reconfigurés dans leur mode d’être et leur être-au-monde. »

Notre époque se caractérise donc par ce processus d’autonomisation, qui conduit l’ensemble des objets produits par les hommes à se systématiser, à intégrer une pensée elle-même objectivée par le calcul, à se mouvoir de lui-même en lui-même. Un tel processus d’autonomisation, qui se met en branle avec l’élaboration de la logique formelle, éclate avec la révolution industrielle, se « déchaîne » depuis le milieu du siècle dernier et progresse avec le big-data de façon exponentielle, n’est maîtrisé par personne, et nul ne décide de son utilisation. Il y a là un événement dont le scientisme comte-sponvillien est bien incapable de prendre l’exacte et terrifiante mesure. Pourtant Werner Heisenberg dans ses conférences de 1955-1956 sur la révolution quantique avait eu (déjà!) cette sévère lucidité : « Qu’on l’approuve ou non, qu’on considère cela comme un danger ou un progrès, il faut bien admettre que ce processus a depuis longtemps échappé à tout contrôle par les forces humaines« .
Enfin, Vioulac, histoire d’en rajouter une couche dans la mélancolie, se range derrière l’opinion de Norbert Wiener dans Cybernétique et société (1952!): « Nous sommes, au plus pur sens des termes, des passagers naufragés sur une planète condamnée. Même dans un naufrage pourtant, la décence et les valeurs humaines ne disparaissent pas forcément. Nous sombrerons: mais qu’au moins cela se fasse avec dignité.«

Cette vision pessimiste n’est pas propre à réenchanter le moral des ménages** qui regardent La Grande Librairie et l’on comprend alors combien est bienvenue, salutaire même, la sympathique niaiserie d’André Comte-Sponville.

Une question subsidiaire est donc celle du déniaisément de la philosophie. Pour cela il faut se reporter à l’admirable ouvrage de Jean Vioulac et plus précisément à la page 313 de son chapitre III opportunément intitulé « Déniaisément de la philosophie ».

* Agrégé et docteur en philosophie.
** Si vous, lecteur, êtes rebuté par ce pessimisme, un bon antidote est de vous reporter au Journal (1941-1943) d’Etty Hillesum, par exemple à la journée du 3 juillet 1942, p.142 de l’édition du Seuil.

Illustrations: Photographie d’André Comte-Sponville et extrait vidéo ©La Grande Librairie France 5 / Photographie de Jean Vioulac ©PUF.

Prochain billet le 4 avril.

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Patrick Corneau