Patrick Corneau

A lire Peter Sloterdijk – et j’aime le lire – on en vient toujours à se demander in fine si ce philosophe qui ne prend pas sérieusement la philosophie au sérieux ne nous joue pas une sorte de comédie très sophistiquée dont le propos serait de ne pas être là où l’on pourrait s’attendre à le trouver… Bref, une sorte d’objet philosophique savonneux qui vous échappe et vous glisse mentalement de l’esprit. D’autant que son style empreint d’une ironie toute nietzschéenne que vient parfois électriser une provocation très personnelle nous invite à une lecture sur le mode, disons… distancié. Voilà en quelques mots l’impression première ressentie à la lecture de Le projet Schelling (paru en septembre 2016 chez Suhrkamp en Allemagne) que viennent de publier les jeunes éditions Piranha dans une traduction d’Olivier Manonni.
Mais précisons un peu le propos de l’ouvrage, donné comme la première fiction du philosophe. Tout d’abord ce roman est heureusement déconcertant puisqu’il est à la fois épistolaire ET érotique. L’auteur en effet imagine la correspondance électronique d’un groupe de chercheurs autour de Schelling et de sa théorie amoureuse, soit « autour de l’éternelle énigme de la sexualité féminine« .
Cinq universitaires donc, trois hommes et deux femmes, ayant tous dépassé la cinquantaine, entament une correspondance par courriels pour mettre au point un vaste projet de recherches pluridisciplinaires destinées à percer le mystère de la sexualité féminine et de son évolution, de la Préhistoire à nos jours. Cela, c’est le projet, l’intention, l’ambition. La réalité effective (et sa traduction littéraire) est quelque peu différente.
Il faut le dire, il y a dans ces échanges une bonne dose d’ennui universitaire et de prétention intellectuelle, pour ne pas dire de cuistrerie mandarinale. Sloterdijk connaît bien son affaire et l’on peut penser qu’il a voulu caricaturer les « chers collègues » dans leurs travers logorrhéiques et délires de « spécialistes » les plus patents. Parfois le naturel revient au galop et l’on se demande si le jeu de la parodie, pris, piégé dans sa propre effervescence, ne devient pas un aveu en règle de la part de Sloterdijk. Certes, au fil de la correspondance, la parole se libère et chacun tente de faire jouer dans sa participation une note extra-subjective ou un dévoilement outrageusement intime. Mais cela ne suffit pas pour que ces correspondants deviennent des personnages typés, reconnaissables à leur voix, incarnant des postures, des styles, des partis pris intellectuels ou idéologiques. Nous avons bien quelques morceaux de bravoure sur les tribulations, errances des uns et des autres lors des années dites de « libération sexuelle »: ainsi le récit drolatique et pathétique d’un stage de sexualité tantrique à Kiel sous la conduite d’une certaine Mira « mythique bougresse » sympathiquement déjantée. Il y a dans ces pochades l’humour légèrement sinistre d’un Houellebecq mais lesté d’une lourdeur d’outre-Rhin qui en limite la portée corrosive. Ainsi Beatrice von Freygel, dont on ne sait si elle n’est pas la voix la plus proche de l’auteur, se lâche un peu et nous envoie quelques piques du genre: « Ce n’était pas toi, le type qui, à Paris, s’était pris d’enthousiasme pour les jambes format allumettes de la comédienne blonde perchée sur des talons aiguilles? Tu sais bien, celle qui a épousé BHL, Arielle Machin, je ne me rappelle plus son nom de famille. En ce qui concernait le haut, elle était abondamment pourvue. » Ces évocations sont plaisantes et sauvent un peu le pâteux d’arrière-fond, mais l’essentiel est ailleurs (et y restera).
Si le projet prend une tournure très personnelle, chacun dévoilant simultanément son intérêt pour le sujet et ses tendances sexuelles, le sujet central et initial – une nouvelle théorie du rapport amoureux – demeure dans les limbes faute de consensus ou même de convergence entre les intervenants tant les approches scientifico-théoriques pluridisciplinaires sont, de fait, éloignées et disparates. La sexualité féminine garde en conséquence son mystère – option garante d’un grand soulagement pour tout le monde: les « chercheurs » continueront à « chercher » (et à recevoir pour cela des prébendes de l’état, soit « de l’argent et des postes pour leurs vassaux« ) et le lecteur à mouliner ses grandes interrogations sur « comment s’est déroulée la transition entre la femelle d’hominidé à la femme sapiens ».
Roman dévoilant la nature de l’homme moderne, farce philosophico-érotique, satire du monde scientifique, mémoire auto-biographique de la libération sexuelle des années soixante, Le Projet Schelling propose tout cela. C’est beaucoup, peut-être même un peu trop! Comme avec ses essais précédents, en mettant en rapport les questions contemporaines avec le temps long de l’histoire, Peter Sloterdijk cherche à redéfinir la condition humaine actuelle en la replaçant dans une perspective originale et souvent inattendue. A chacun de tirer son épingle du jeu selon ses attentes, son intérêt pour ces questions ultimes et, surtout, sa patience de lecteur décidé à démêler les fils savamment enchevêtrés par le philosophe-écrivain entre fiction et vérité.

Le projet Schelling de Peter Sloterdijk, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Éditions Piranha, 2019.  LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Babelio / Éditions Piranha.

Prochain billet le 27 février.

  1. pascaleBM says:

    J’eus, très récemment, une discussion fort aimable mais fort pointue, sur ce que philosophie veut dire, mon interlocuteur n’étant pas philosophe de formation (universitaire, pléonasme, ce qui semble un défaut rédhibitoire comme par hasard par ceux qui n’y sont pas passés!) ; et plutôt que de ‘plier’ le mot, son contenu et ses attentes à ce qu’il signifie, ‘rabattait’ ce qu’il voulait dire ‘pour lui’ et mesurait le reste à son aune. Il va de soi que c’est prendre les choses à l’envers, et que toute discussion -au sens exigeant de ce terme- est, par avance vouée à l’échec ; non par le fait des philosophes de formation, mais par le fait des non-philosophes de non-formation qui ‘estiment’ ce qu’elle doit être, ce à quoi elle doit s’intéresser, ce qu’elle doit dire et même…. penser!
    Je ne peux souscrire à cela, pas plus que je ne me mêlerai de ce que l’axiomatique mathématique ou la physique quantique ou la biologie moléculaire formule sans y avoir consacré une partie non négligeable de mon existence….

    1. Oui, sans doute avez-vous raison mais quand un philosophe comme Sloterdijk sort de son pré carré philosophique « stricto sensu » pour s’aventurer sur le territoire de l’écrivain, de la littérature tout en prétendant garder un pied dans la boutique, forcément, il prête le flanc à toutes sortes de critiques exogènes… Mais c’est sans doute la rançon d’une recherche de visibilité car le « purisme » isole… (je ne sais pas trop si ma remarque répond de quelque manière à votre commentaire!?)

  2. pascaleBM says:

    oui, elle y répond… (à ce « détail » près avec le terme « purisme » terriblement emprunt de reproches, inconscients ou plutôt involontaires bien sûr).

  3. pascaleBM says:

    oui, oui, je remarque… n’empêche! (bonhomme jaune) je lui préfère « pointillisme », voire « rigorisme »… mais l’époque n’est pas tendre avec la précision intellectuelle, elle ne la tolère même pas ; ce qui était la norme dans les études universitaires, dès leur début, est devenu insupportable, à bannir dans certains cas, inaudible presque toujours… Un défaut, c’est sûr, terriblement prégnant dans les échanges où il faut veiller à ne pas paraître déborder du côté obscur du savoir (le monde à l’envers!) sous peine d’être écarté.

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Patrick Corneau