Patrick Corneau

Je vais faire une confidence. J’ai deux patries de cœur: une grande et une petite. La grande c’est le Brésil. La petite, c’est La Rochelle où j’ai vécu, entre deux itinérances, de très riches heures de vrai bonheur. Plutôt qu’une patrie, cette ville à dimension intensément humaine parce que doucement provinciale me fût une « matrie ». Aussi, lorsque j’ai découvert sur la quatrième de couverture de Les sources du Nil de Jean-Jacques Salgon, heureusement réédité par L’Escampette* que ce dernier était un piéton amoureux de ce port sur l’Atlantique, mon cœur fit des bonds…
Ce qui d’emblée m’avait frappé en débarquant dans cette ville au passé frondeur était la LENTEUR de ses habitants, cet art incomparable de prendre son temps, de le dilapider sans compter. Je me revoie dans une boulangerie près du Mail** où j’habitais: une queue inamovible aux heures où j’y allais. Parce que la boulangère bavardait gaiement avec chaque client, dans l’ignorance absolue des autres qui, d’ailleurs, ne s’impatientaient nullement, discutant entre eux ou participant à la conversation principale menée par la commerçante – celle-ci toujours avec un sourire, une empathie capables de vous ramener à la vie les cas les plus désespérés. Tout de suite, j’ai pensé que ces gens savaient vivre. Ils vivaient au ralenti, ils avaient compris que la vitesse est signe de vulgarité. Là est le secret. Lisant Jean-Jacques Salgon, je retrouve ce rythme alenti, cette désinvolture face aux rythmes, aux pressions que nous imposent les affairements de la société industrielle. Je n’ai jamais vu de Rochelais courir (sauf sur les mers), ni même de Charentais, même tempo nonchalant qu’au Brésil… L’autre choc dont je retrouve ça et là dans les chroniques de Jean-Jacques Salgon une constante célébration, était la qualité exceptionnelle de la lumière qui se déploie au-dessus du pertuis d’Antioche. Venant d’un pays où le ciel est éternellement bleu et la lumière déjà un peu africaine, trouver ici « cette lumière blanche qui semble affûter les couleurs, leur donner un éclat et une crudité hyperréalistes » fut une véritable bénédiction. Quelques mois passés sur l’île de Ré, la bien nommée « Ré-la-Blanche », dans un sentiment de liesse permanent suffirent à me plonger dans une gratitude quasi quotidienne devant ce miracle local. Cette lumière « cristalline et ionisée » est un bain de jouvence et un test crucial pour n’importe quel vide ontologique: on en ressort rédimé, le corps et l’esprit délavés, essorés, avec un optimisme d’acier ou alors…
Jean-Jacques Salgon est un promeneur comme je les aime: un œil d’aigle prêt à saisir l’infime où puiser l’envol d’une rêverie ou l’éclat d’une saillie drolatique. C’est dans le réalisme le plus terre à terre que gît la force de l’onirisme, l’étincelle du surnaturel, la rencontre la plus cocasse et non dans les vapeurs de l’idéal. Aussi la lumière rochelaise est-elle à l’origine de l’élan qui le pousse vers le « Grand Dehors » (« une sommation à l’éternelle jeunesse qui a la violence d’un cri« ) mais aussi incite, guide, anime, illumine sa prose: « Un jour de grève, un 13 mai par exemple, où la lumière du matin ruisselle sur les grappes de roses qui pendent aux grilles des jardins, où l’allégresse qu’on n’attend plus vous prend pourtant au saut du lit et vous pousse vers un monde soudain rajeuni, c’est un tel jour qu’on doit de préférence choisir pour se rendre dans les faubourgs résidentiels de la ville afin d’y observer de près…« . La lumière certes, mais cela ne suffit pas, il faut un regard « inspiré », un don d’observation « habité » et surtout les moyens langagiers pour nommer, décrire, célébrer, magnifier. C’est tout l’art de Jean-Jacques Salgon qui, avec une palette verbale d’une étonnante variété en tons voisins, en mots impeccablement choisis, sait faire miroiter sous nos yeux la splendeur du monde. Qu’il s’agisse de décrire la patine d’une pierre composant un antique monument ou la flore sauvage égayant le fond d’un simple fossé, quelle écriture! On a l’impression de lire en « haute définition » et même à la norme 4K… Et rien de plus jouissif lorsque Jean-Jacques Salgon s’écarte du fil de son sujet, dérive, digresse lors d’une soudaine « échappée belle » pour finalement se reprendre avec un « On peut rêver« , un « Mais je m’égare » ou laissant échapper comme un soupir « Qu’il est bon tout de même de pouvoir laisser un peu son esprit vagabonder!« . Mais le vagabondage physique et mental se nourrissent l’un l’autre. S’y joue une dramaturgie de l’espace où Jean-Jacques Salgon fait jouer les éléments physiques avec leur impact symbolique, réunissant le donné et le créé, l’anecdote et la pensée: « C’est en ce sens que les marges et les marches restent toujours pour moi des lieux d’élection. (…) Il faut aller chercher toujours un peu plus loin l’oubli du monde pour tenter d’y surprendre des visions qui semblent errer là sans but ni raison; et c’est en les rencontrant, en s’éprouvant soudain soi-même à leur contact comme un être incertain, que l’on peut alors s’imaginer sans aucune tristesse nostalgique qu’il se pourrait bien, finalement, qu’il y ait d’autres vies. » D’où le bizarre et délicieux sentiment d’intemporalité qui traverse ces pages ou l’homme n’a guère de préséance sur la fleur sauvage des chemins, la modeste valériane, le fluet coquelicot ou la folle avoine, ni sur les insolites objets de l’abracadabrantesque musée Alcide d’Orbigny. Ce n’est pas sans un humour*** non dissimulé que Jean-Jacques Salgon nous rappelle à la cruelle et irrémissible égalité des hommes et des choses face à la mort lors de sa visite des cimetières. Ou balaye d’un revers de main le gouffre du temps lorsqu’il nous décrit par le menu, comme si nous étions à Lascaux, les « formes les plus achevées de l’art pariétal dans sa période graffeuse » sous les ponts routiers et abris lorsqu’il entreprend de suivre le chemin de fer de La Pallice. C’est en suivant cette voie ferrée qui débouche sur l’océan, c’est-à-dire le grand « Grand Dehors » ou plutôt à la pointe du môle d’escale, cette zone incertaine et perméable où les cheminots charentais peuvent côtoyer des marins grecs, chypriotes ou philippins que lui est révélé la « forme » de cette ville, non au sens gracquien, mais dans sa vocation hédoniste et maritime, sa destinée historique de ville « ouverte »: « Et c’est peut-être la vertu secrète de cette ville qui demeura longtemps place forte, la citadelle protestante et rétive que les armées de Richelieu eurent tant de mal à faire plier, et qui, comme insularisée par le pertuis d’Antioche et les champs de blé de l’Aunis, claquemurée derrière les frontons baroques de ses riches hôtels d’armateurs (mais dont les cours sont pavées des blocs venus du Canada pour faire contrepoids aux esclaves), possède sans doute à son insu ce pouvoir insidieux de nous faire sentir combien l’ailleurs est proche, combien, pour reprendre le mot fameux de Cendrars, le monde est toujours plein de nègres et de négresses ».
Vous pouvez ne pas connaître La Rochelle, cette perle du littoral charentais régulièrement donnée dans le palmarès des villes où il fait bon vivre, en revanche méconnaître son essence poétique, telle que la recueille lors de ses arpentages exploratoires la prose savante et rêveuse de Jean-Jacques Salgon, serait impardonnable.

* publié en 2005 et aujourd’hui épuisé, ce beau texte reparaît dans une version enrichie de quatre nouvelles chroniques.
** vaste pelouse agrémentée de parterres fleuris, entourée d’arbres, bordant les allées de passage, et offrant une promenade pour les piétons à quelques mètres de l’océan. Au XVIème siècle, le Mail était un vaste pré où se déroulaient fêtes et réjouissances populaire. Au cours du siècle suivant, les Rochelais y pratiquaient le Mail (tiré de l’anglais Mall, sorte de croquet) d’où son nom.
*** il y a du Vialatte dans le goût de l’incongru et du cocasse teinté de fine malice chez Jean-Jacques Salgon (voir sa visite au muséum d’histoire naturelle).

Les sources du Nil de Jean-Jacques Salgon, L’Escampette éditions. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Xavier Léoty / L’Escampette éditions.

Prochain billet le 6 janvier.

  1. pascaleBM says:

    La Rochelle, la belle, la blanche où les maisons dans les rues du centre-ville font semblant de ne pas tenir debout tant elles sont âgées (XVI-XVIIème siècles) avec les enjambements des passages couverts sur les trottoirs, comme dans certaines villes du nord de l’Italie, sans leur couleur ocre-rose. Le ciel souvent aussi bleu, sans le moindre nuage, et la lumière qui enveloppe le port en soirée d’été y est unique. La Rochelle c’est aussi une surface incroyable de parcs et de promenades arborées, là, juste à deux pas de l’agitation touristique devenue insupportable en été, il faut le dire aussi. Bruyante terriblement bruyante.
    Mais habiter à quelques encablures, pouvoir y aller en toute saison, console. Aussi il faut connaître La Rochelle en hiver, grise, brillante et presque sale de pluie, toujours le vent du large faufilé dans les venelles.

    1. Vous avez tout dit de « l’esprit du lieu ». Quelle chance de pouvoir profiter de cette perle en toutes saisons (il est vrai que l’été y est une horreur)! Question très très futile : Michel Houellebecq aime-t-il La Rochelle? 😉

  2. pascaleBM says:

    si vous passez à La Rochelle dites-moi, je viendrai tout exprès vous offrir un café, ou une bière, ou une frite, sur le port comme on dit…ou une glace.
    Il y manque une librairie de celles que j’aime (où les-livres-qui-se-vendent-ne-font-pas l’essentiel-du-fonds) mais c’est une ville à nulle autre pareille.

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Patrick Corneau