Patrick Corneau

Il y a pléthore d’ouvrages consacrés à l’antisémitisme, sous forme de témoignages, d’essais historiques ou de pamphlets. Un des plus célèbres et littéraires d’entre eux fut signé par Léon Bloy. Un certain Franz Kafka le salua en ces termes : « Je connais, de Léon Bloy, un livre contre l’antisémitisme : Le Salut par les Juifs. Un chrétien y défend les Juifs comme on défend des parents pauvres. C’est très intéressant. Et puis, Bloy sait manier l’invective. Ce n’est pas banal. Il possède une flamme qui rappelle l’ardeur des prophètes. Que dis-je, il invective beaucoup mieux. Cela s’explique facilement, car sa flamme est alimentée par tout le fumier de l’époque moderne… » En quelques lignes, Franz Kafka salue avec enthousiasme l’un des plus grands textes de Léon Bloy. Ce dernier réagissait avec violence, à la fin du XIXe siècle, au pamphlet antisémite d’Édouard Drumont La France juive. Encore marqué de fortes ambivalences, le propos de Léon Bloy fustige alors l’antisémitisme moderne qui s’annonce et invite à voir en Jésus la figure du Juif pauvre. Même si le talent de polémiste de Léon Bloy est indéniable, j’avoue avoir un peu peiné avec le style certes flamboyant mais parfois grandiloquent dans les postures mystico-militantes de cet essai atypique. Il mérite néanmoins, à l’heure où les vieilles haines resurgissent, une (re)lecture pour en mesurer toute la force et la richesse.
Passons à la sorte d’ouvrages, moins fréquents, que l’on pourrait qualifier de « défense et illustration » de la culture juive. Récemment, j’ai reçu un texte d’Élie Faure intitulé L’âme juive ou la fureur d’être, texte qui n’est pas polémique mais d’admiration. Parlons plutôt d’une admiration… paradoxale car elle repose chez Élie Faure sur des caractéristiques du peuple juif suscitant une forte animosité chez les autres peuples (l’instinct de domination, l’orgueil, l’obstination, la frénésie identitaire) mais néanmoins très estimables car « civilisatrices » : l’israélite est, écrit Élie Faure, « le ferment à la fois le plus puant et le plus noble des sociétés occidentales ».
Pour comprendre les enjeux sous-jacents d’un tel livre, il faut le replacer dans l’histoire, l’histoire des idées, celle de l’anthropologie telle qu’elle naît au XIXe siècle avec Ernest Renan et qui se présente comme une « psychologie des peuples » – laquelle comme le fait remarquer Henri Raczymow dans sa très savante préface « relève de la fixité innée, biologique donc ». Autant dire qu’elle prétend, à partir de prémisses philologiques, se fonder sur la prégnance de caractères raciaux. Le grand débat de l’époque tourne en effet autour de la dichotomie Aryens/Sémites pour savoir qui domine dans l’histoire de la civilisation. La réponse est évidente (nous sommes au début des guerres de colonisation). La hiérarchie est en faveur de l’homme indo-européen. Sauf que celui-ci a été christianisé et que sa généalogie relève en partie du monde sémitique, donc problème ! On va donc échafauder une thèse qui visera à dégager le christianisme du judaïsme par un tour de passe-passe hautement fantaisiste rapporté par Henri Raczymow avec une certaine délectation. Or, cette « psychologie des peuples » confine à un certain racisme qui en littérature pouvait déboucher sur un franc antisémitisme sans que, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, cela ne pose de problème (voir les écrits de Paul Morand, de Jean Giraudoux). Même Proust y va de sa remarque antisémite « que personne ne relevait alors ni ne releva depuis » précise Raczymow. C’est dans ce contexte qu’écrit Élie Faure qui, bien qu’admirateur de Gobineau (ce qui suscite l’admiration de Céline) n’est pas comparatiste : pas de hiérarchie, ni de téléologie. Il préfère en humaniste un peu libertaire s’en tenir aux vertus positives des peuples sans chercher à les mettre en concurrence. Loin d’être impressionné par l’obsession de la pureté raciale, il est convaincu que le métissage est une chance et une source de progrès pour l’humanité: notre « sang » se régénère d’un sang autre… On voit donc que L’âme juive ou la fureur d’être qui est le premier chapitre* de La découverte de l’archipel rompt complètement avec la doxa ambiante puisqu’il affirme que même si « s’ouvre un abîme difficile à niveler » entre un masque africain  et une sculpture grecque, « les hommes, quel que soit leur temps et leur lieu sont les mêmes ». Élie Faure est persuadé que les nations majeures de l’Europe forment un « archipel » destiné à devenir une « symphonie collective » sous l’action unificatrice et civilisatrice du machinisme, nouvelle religion, en provenance de l’Amérique! Vision excessivement optimiste en rupture complète avec le pessimisme et le décadentisme issus de la pensée de Gobineau.
La méthode d’Élie Faure pour cerner un peuple à travers ce qu’il désigne du mot « âme » mérite une explication. Pour lui, ce sont trois forces primordiales qui déterminent phénomènes et évènements historiques : « le milieu » (climatique, géographique), « la race », et « le moment » (état social, religieux, intellectuel de l’homme, ce que Sartre appelle « la situation »). La réflexion que propose Élie Faure sur le déterminisme du milieu, dans le cas du peuple juif (ou de l’Espagne, ou de la France), et sur le déterminisme de la race, s’inscrit pleinement dans la continuité de la pensée de l’historien et philosophe Hippolyte Taine.
Élie Faure identifie ainsi les traits caractéristiques de « l’âme juive » en plaçant au cœur de son analyse la question du « nomadisme », inhérent à la quête historique de la Terre Promise : « Une éternelle angoisse les habite, qui fait d’eux des étrangers chez tous les peuples de la terre dont ils bousculent les routines, dévastent les sentiers battus, disloquent les édifices moraux séculaires. […] Mais je crois qu’après des centaines de siècles d’errance à travers les déserts, la fixation d’un peuple sur un territoire déterminé qu’il convient de cultiver et de mettre en valeur […], a pu faire éclore en lui une puissance intellectuelle extraordinaire, et substituer soudain les voyages intérieurs aux courses extérieures interdites ou inutiles désormais. »
Parce qu’il est issu d’une patrie spirituelle et non pas physique, le peuple juif aurait ainsi acquis une « prodigieuse souplesse d’intelligence », un « besoin de convaincre qui les ronge comme un prurit », et développé « une inquiétude intellectuelle les portant à tout critiquer, à tout juger, à médire de tout, à dresser automatiquement contre eux la double tyrannie de la persécution et de l’exil ». Si la démonstration d’Élie Faure porte l’empreinte des stéréotypes racialistes communément admis et partagés à cette époque par une grande partie de la sphère intellectuelle française (dont Camille Mauclair), ses conclusions sont tout autres et tendent à mettre en évidence que « le plus libre de tous les peuples » sut tirer, en contrepartie des exils et de l’esclavage, « une conscience supérieure à celle d’autrui ». Et il constate « qu’il a pu d’autant mieux étudier la civilisation européenne qu’on l’obligeait à la regarder du dehors. En lui permettant, de la sorte, de nourrir et d’aiguiser son formidable sens critique, on a multiplié aussi sa puissance d’introspection. Son analyse impitoyable, son irrépressible sarcasme ont agi comme un vitriol. »
Aussi Élie Faure désigne-t-il à titre d’exemple Sigmund Freud, Albert Einstein, Marcel Proust ou Charlie Chaplin comme les figures représentantes d’une classe intellectuelle juive ayant ouvert « de prodigieuses avenues, qui renversent les cloisons de l’édifice classique, gréco-latin et catholique au sein duquel le doute ardent de l’âme juive guettait, depuis cinq ou six siècles, les occasions de l’ébranler« . Par son formidable sens critique, le peuple juif apparaît à Élie Faure comme le peuple « créateur », exerçant depuis des siècles une influence décisive dans l’histoire européenne. Pour Élie Faure, les qualités psychologiques, intellectuelles ou artistiques de l’âme juive seraient donc essentiellement façonnées par les mouvements migratoires successifs et métissages inhérents à la Diaspora tout autant que l’environnement géographique. Pour lui, « la fièvre du sang noir », les « mélanges partiels » et les « ruisselets de feu » venus d’Afrique ou d’Asie l’auraient ainsi imprégné jusque dans ses formes d’expression artistiques: « C’est sans doute ce qui, sur le tard, a fait si fortement dévier vers l’expression musicale ou plastique – Mendelssohn, Offenbach, Richard Strauss, Picasso (!), Soutine, Chagall, Honegger – le génie juif que le verbe avait, jusqu’au XIXe siècle, presque exclusivement exprimé. » Le milieu, la race, l’histoire et l’héritage des ancêtres détermineraient donc la formation des âmes nationales et le caractère singulier d’un peuple. Comme le souligne Henri Raczymow : « De telles spéculations nous laissent parfois rêveurs, leur risque encouru c’est de verser dans le stéréotype » et le cliché antisémite n’est pas loin… Ce que ne fait jamais Élie Faure : « telle particularité, chez les Juifs, comme chez les autres « âmes », est aussitôt valorisée: c’est ce qui en fait leur génie propre » constate Raczymow. Pourtant même si c’est en dernier ressort l’éloge qui domine, le portrait psychologique que dresse Élie Faure du Juif n’est pas toujours flatteur. Entre les lignes apparaissent bien des traits insinuants (servilité, rapacité) qu’on trouve sous la plume d’auteurs explicitement antisémites (Nietzsche ou Drieu La Rochelle). L’âme juive est parcourue de propos que Raczymow n’hésite pas à qualifier de « douteux » comme : « On reconnaît là sa manière. Il prête à gros intérêt. »
Si le commentaire d’Henri Raczymow dans sa présentation est extrêmement documenté, on peut regretter quelques impasses. Notamment sur le portrait très étonnant, et même « révolutionnaire » qu’Élie Faure fait de Jésus « prince de l’âme juive » et comment celui-ci est replacé dans la grande tradition hébraïque, une filiation dans laquelle il prend rang aux côtés de Montaigne, Spinoza, Karl Marx et Charlie Chaplin. Cela peut paraître dérangeant de pointer ainsi des figures que réunissent, selon Élie Faure, un franc réalisme, un pragmatisme hostile aux arrières-mondes et surtout un attachement à la liberté qui induit un esprit de résistance à toutes les formes de pouvoirs, d’organisations sociales et façonne un messianisme conquérant. Pour Henri Raczymow tout cela se discute, mais on sent bien que, pour lui, Élie Faure a tendance à étendre de façon démesurée les compétences du génie juif.
Il appartient au lecteur de se faire son idée sur les excès ambigus (ou pas) du philo-sémitisme d’Élie Faure avec le souci de ne pas juger ou du moins de juger en étant conscient des effets du regard rétrospectif (La découverte de l’archipel a été publié en 1932) qui permet toutes les incompréhensions et distorsions.
Élie Faure avait le goût des personnages hors série : René Schwob qu’il suivait dans ses problèmes, tels que la virginité réelle de Marie, le couple Tourte qui fit à pied le tour du monde, l’extravagant Diego Rivera, l’invivable Céline avec lequel il entretint une correspondance mouvementée et puis le non moins invivable Chaïm Soutine qui aurait pu devenir son gendre s’il ne s’était pas fâché avec lui – il lui consacra néanmoins une monographie remarquable qui mériterait une réédition.

* Découverte de l’archipel (La nouvelle revue critique, collection « Les essais critiques », n°30, 1932) repose sur sept chapitres intitulés comme suit : « L’âme juive ou la fureur d’être » ; « L’âme française ou la mesure de l’espace » ; « L’âme anglaise ou le meuble Dieu » ; « L’âme allemande ou l’annexion du temps » ; « L’âme italienne ou l’affût de l’objet » ; « L’âme espagnole ou le goût de la mort » ; « L’âme russe ou l’agonie de Jésus ».

L’âme juive ou La fureur d’être par Élie Faure, Manucius. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations : photographie ©Eliette Abécassis.

Prochain billet le 3 février.

  1. pascaleBM says:

    (non, Nietzsche ne fait pas partie de la liste des auteurs « explicitement antisémites » : on trouve, dans toute son œuvre -cela n’est pas un détail, mais une obligation- des propos nettement philosémites, N. mérite mieux que ce cliché qui lui colle aux pages depuis que sa punaise de sœur, Elizabeth, (mariée, elle, à un authentique antisémite) s’est chargée après la mort de Friedrich de petits arrangements honteux avant l’édition des textes du frère -comme de faire disparaître des passages entiers éclairant des formulations, qui, sans elles, perdaient tout sens, et même se chargeaient d’un autre… suivez mon regard comme on dit. La pensée nietzschéenne est bien trop élaborée pour être réduite à une assertion dévastatrice. Mais ce n’est pas le seul point qu’on a ainsi défiguré -les questions du Sur-homme ou de l’Eternel retour sont, elles aussi, des pièges. Nietzsche, le penseur fulgurant, oblige à la lecture et la relecture lente. Honnie soit Elizabeth!)

  2. pascaleBM says:

    (et la filiation juive de Montaigne remonte à de lointains aïeux du côté de sa mère… et brille par son absence dans les Essais! on peut difficilement le mettre à même auteur d’énumération que Spinoza!)

  3. Dominique says:

    une jeune rabbin : Delphine Horvilleur, dont j’apprécie les prises de position et l’intelligence d’analyse des textes bibliques, vient de publier un essai sur le sujet, je ne l’ai pas encore lu mais si il est de la même qualité que ses interventions je suis très tentée
    j’aime votre billet car pour moi Léon Bloy était un vieux réac infréquentable et Elie Faure uniquement passionné par l’art

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Patrick Corneau