Patrick Corneau

Lorsque j’ai reçu ce petit livre, je me suis réjoui du titre, et surtout du questionnement d’un thème vieux d’un peu plus de trois siècles qui laissait entendre une large discussion, une approche problématique. Ce qu’est effectivement et avec brio Comment peut-on être tolérant? de Claude Habib. A mesure que je progressais de chapitre en chapitre, mon intérêt augmentait et la conviction d’avoir sous les yeux un texte majeur, plus encore que salubre – je pèse mes mots – salvateur voire providentiel pour sortir de la désespérance que nous traversons en ce début d’année avec le retour des vieilles haines. Et puis le livre refermé, à l’issue de cette traversée en compagnie de l’intelligence la plus déliée, la plus éclairante, une sorte de tristesse m’envahit: quel impact? Quel est le pouvoir d’influence d’un livre aussi pointu, d’une démonstration aussi exigeante? Aujourd’hui où les esprits, trop pressés, trop versatiles, trop fragiles sont inaccessibles au recul, au tempo et même à l’attrait de la réflexion.
Claude Habib, indirectement, semble avoir reconnu cet embarras: « C’est un avantage d’être intellectuellement simple: plus les idées sont simples, plus facilement elles se répandent. » Voyez l’enfer qu’est Facebook… A contrario, le pari de la complexité, de la rigueur et de la subtilité est risqué, peut-être sans lendemain… Dans l’avant-dernier chapitre « Le haut et le bas », Claude Habib rejoint un constat similaire en pointant que l’antagonisme entre le tolérant et l’intolérant « rappelle le face-à-face, si souvent décevant, du subtil et du brave. » (J’ai l’air de m’éloigner du propos du livre en digressant sur les obstacles à sa réception, mais on va voir que l’on est au cœur de la tolérance et de ses difficultés.) Il me faut citer le passage en question: « L’homme courageux n’aime pas le subtil qui menace sa droiture, et vient compliquer sa vision du devoir (rien ne demeure entier pour le subtil, il ne se lasse pas de subdiviser). Inversement, l’homme subtil désapprouve le courageux qui ne s’attelle pas à résoudre les problèmes: sa solution à lui est de les supprimer. Tuer, repousser, contraindre, telles sont ses voies habituelles – et non pas analyser, entrer dans le point de vue de l’autre, cultiver l’autocritique. L’homme brave ne dénoue pas le nœud gordien: il le tranche. Il n’a pas toujours tort.
L’une et l’autre attitude ont leur avantage, l’une et l’autre ont leur angle mort. Il n’est jamais exclu que le subtil soit un lâche ou le brave, un idiot.
Collectivement, nous penchons pour la tolérance. Mais on peut souligner que les progrès moraux de notre civilisation ressemblent dans l’ensemble à des affaiblissements – c’est vrai du renoncement à la torture, de la suppression de la peine de mort, de l’adoucissement ou de l’aménagement des peines.
C’est également vrai de nos efforts de tolérance. »
Tout n’est pas dit ici, mais peut-être l’essentiel de la grande difficulté qu’est l’exercice de la tolérance. Pourquoi?
Née au XVIIe siècle où le schisme protestant mettait au défi de faire coexister des versions différentes du christianisme, la tolérance est devenue notre vertu centrale, au point de se confondre avec la démocratie. Mais la situation contemporaine est tout autre. Les revendications de droits subjectifs, d’une part, et les migrations, d’autre part, ont bouleversé les registres, puis l’exercice de cette vertu: nous devons accepter les orientations sexuelles les plus diverses tout en accueillant les croyances et les mœurs de populations d’origines variées.
Si historiquement elle est la dernière venue des vertus, le basculement récent d’une partie des opinions en Europe et aux États-Unis montre que la tolérance est loin d’être acquise. Elle exige de chacun un effort permanent pour surmonter – et dans le meilleur des cas dépasser – ses propres aversions. Détachée de ces dernières – et, a fortiori, des répulsions et des dégoûts – la tolérance est creuse. Dégagées de la tolérance, les aversions peuvent devenir criminelles. Il faut donc penser ensemble ces deux notions, d’où la difficulté de placer le curseur au bon endroit: d’un côté elle ne doit pas se dilater inconsidérément sans se réduire à l’impuissance ou se désavouer, mais de l’autre nous ne pouvons pas non plus renier nos croyances, nos attachements, nos émotions humaines (et même infra-humaines), bref nos mœurs – toutes choses nécessaires à la possibilité d’être soi et qui fondent notre identité. C’est au jugement politique et moral qu’il incombe alors de réviser nos manières de vivre, voire de réprouver certaines coutumes ou réactions épidermiques pour empêcher l’humiliation de l’homme par l’homme. Car tolérer, ce n’est pas pérenniser les appartenances. Permettre, ce n’est pas se rallier, autoriser n’est pas approuver. Mais « l’intolérance est loisible si la tolérance est son but« . La gageure de Claude Habib est donc de nuancer, déployer dans tous ses attendus cette notion trop souvent réduite à un étendard brandi fièrement pour se donner bonne conscience. C’est avec un sens dialectique redoutable* qu’elle dévoile les stratégies subreptices et les contorsions efforcées du « bien intentionné » face à la sévère sanction du « mouvement de l’expérience ». La tolérance est un dur savoir, elle est coûteuse: à travers le coudoiement humain, il faut « prendre sur soi » force exaspérations et agacements. C’est une école de morale pragmatique et de conscience agonistique. C’est pourquoi elle est précieuse.

J’ai le sentiment au terme de cette chronique de n’avoir pas rendu compte de ce livre « en bonne et due forme », sans doute (et tant mieux) parce que sa richesse, sa complexité et le poids existentiel de ce qu’il propose en terme de bienveillance lucide excèdent le format d’un blog (et mes capacités). Il s’agit plutôt ici d’un parcours de lecture, d’un « rapport d’étonnement » teinté d’admiration. J’assume cela et espère, qu’au moins, la force de ce nouvel essai de Claude Habib n’en paraîtra que plus évidente, et si possible contagieuse, à défaut d’être rationnellement démontrée.

* Voir sa remarquable analyse de la question du port du voile au chapitre 10, sans doute la clarification la plus aboutie d’un débat où tout et n’importe quoi a été dit. Idem dans le chapitre sur « Le besoin de frontières » en montrant que celles-ci « incluent » tout autant qu’elles « excluent » comme y insiste la doxa.

Comment peut-on être tolérant? de Claude Habib, série « Cahiers », éditions Desclée De Brouwer (parution le 16 janvier). LRSP (livre reçu en service de presse)

Et, pour aller plus loin: La tolérance est-elle une vertu? sur France Culture, émission Répliques du 19/01/2019 d’Alain Finkielkraut où Claude Habib s’entretient avec Pierre Manent.

Illustrations: photographie ©Unesco / dessin ©Fabien Clairefond Le Figaro.fr / Éditions Desclée De Brouwer.

Prochain billet le 22 janvier.

  1. pascaleBM says:

    Cher Lorgnon,
    Puisque votre dernier alinéa avoue une sorte d’insatisfaction, je m’en vais vous dire un peu la mienne. Si je sens bien qu’il y a dans cet essai de quoi dépasser les mauvaises querelles mais aussi la lucidité élémentaire qui oblige à reconnaître que les meilleures voix crient dans le désert, je ne sens pas de manière explicite la thèse soutenue. J’ai cru que la tolérance y était, dans un premier temps, mise en cause par une analyse fine et pertinente. Ouf! il serait temps! faiblesse plutôt que force, manière de ne pas prendre à bras le corps (ou plutôt l’esprit) les questions difficiles… mais, in fine, je crois qu’il se dégage une sorte de « rattrapage » dans lequel la tolérance redevient une vertu, parce qu’elle ne peut s’exercer qu’avec effort, voire difficulté, ce qui va de pair avec la réflexion, l’analyse. Tout le contraire de la tolérance épidermique, anecdotique, celle qui, une fois prononcée, cesse-là tout raisonnement. La formule « il faut être tolérant » jetée à tous vents, injonction réprobatrice à l’endroit de celui qui cherche à creuser une difficulté. Est-ce bien cela le fil?
    Ce dernier point de vue attire des inimitiés… Car au nom de la tolérance, tout doit être toléré. Il n’y a plus aucune hiérarchie des sujets -de discussion- des options, cela devient un argument d’autorité. (Ainsi, tout récemment, comme je refusais le « il faut être un peu tolérant » à propos de question d’orthographie, j’ai compris, une fois de plus, hélas, qu’en lieu et place de proposition généreuse, la tolérance est un alibi, et même un refuge pour l’ignorance.)

  2. pascaleBM says:

    D’où, le titre : Comment peut-on être tolérant? qui n’est pas, comme un coup d’œil trop rapide pourrait le faire croire, une remise en cause de la vertu de tolérance, mais une invitation à lire les conditions de possibilités qui rendent possibles (répétition volontaire) l’exercice de la tolérance? Un mode d’emploi… la démonstration que la tolérance est possible -et nécessaire- aux conditions qui seront examinées dans le livre…D’aucuns diraient une réhabilitation…

    1. Chère Pascale, mon « insatisfaction » ne portait que sur le regret de n’avoir pu rendre compte plus complètement de la richesse de l’essai.
      Si j’ai bien suivi le fil de votre commentaire, vous êtes plutôt convaincue par la démonstration de Claude Habib?
      🙂

  3. pascaleBM says:

    J’avais placé au bon endroit, je crois, le sens de votre « insatisfaction ».
    Pour la démonstration de Cl.Habib, je suis convaincue que la tolérance comme écran de l’ignorance et du refus d’approfondir toute difficulté, relève d’une faiblesse, en effet. Mais, est-ce bien cela que CL.Habib a dit?
    Je subodore, n’ayant pas lu l’essai qui vous rend si enthousiaste.

    1. pascaleBM says:

      Je suis une lectrice attentionnée et précise de vos billets… et j’en ai déduit mon commentaire!

      Serge : si être tolérant, c’est supporter ce qui nous est désagréable, je ne suis pas candidate, c’est un peu maso non? mais peut-être y a-t-il un second degré dans votre question?

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Patrick Corneau