Patrick Corneau

Cet été, fuyant la canicule dans une ombre apaisante et le secours d’un bon livre, je suis tombé sur un ancien numéro de La NRF consacré au voyage (octobre 1974 – n° 262, « Voyages »). Un florilège de textes d’auteurs « maison » (certains un peu oubliés) dont la Suédoise Birgitta Trotzig (disparue en 2011), l’une des figures de proue de la littérature européenne de l’après-guerre, qui livre un texte désespéré et magnifique sur Paris que j’aimerais donner en entier car c’est le pendant indispensable au « Paris est une fête » que l’on nous vante (ou vend) à tort et à travers. Et puis il consonne avec l’ambiance de l’hiver où nous entrons…

Paris

Paris :
L’odeur de suie. L’odeur de sueur. L’odeur d’angoisse aveugle que dégage un abîme d’êtres humains.

Paris :
D’abord une sorte de plaie dans la terre, qui s’étale, se pétrifie — des cavités, des rochers creusés par des paumes de mains, usés par des pas, noircis à force d’être touchés. Blessure humaine: une croûte grise, crevassée, rouverte, guérie, de profonds sillons cicatrisés, des cratères, des aspérités. Paysage humain de crêtes, de collines, de vallées, peu à peu devenu de pierre, pierre blanchie, noircie, bleue, grise, immensité rocheuse, chaotique, en désagrégation. Sous le ciel bas montent les fumées de Paris: des cheminées, des fours. J’erre dans Paris entre les murs, dans un désert de vestiges humains calcinés, où pas une seule pierre n’a été utilisée, usée, touchée. De la chaussée monte un bruit sourd incessant semblable à un bourdonnement d’abeilles géantes profondément enfouies dans la terre — les murs gémissent sous la colossale pression d’une vie sans forme, sans visage: un prodigieux accouchement est en cours.

Paris :
Des hommes — une bête humaine à quatre millions de têtes qui respire, travaille, mange, se multiplie, change de peau. Tous les membres morts sont rejetés et enterrés sous une pierre; sous la pierre ils se racornissent jusqu’à n’être plus qu’une petite poignée d’os, une petite poignée de terre grise comme de la cendre. Cimetière d’Ivry, cimetière de Pantin: des avenues désertes balayées de courants d’air entre les quartiers funéraires rectilignes et désolés où le vent solitaire grelotte dans les couronnes de métal et frissonne dans les lézardes suintantes d’humidité. Endroits perdus où les visages de Paris se dissolvent, où les os de Paris sont dispersés. Relégués dans les zones inhospitalières de la périphérie, séparés de l’extérieur par des murs cou­verts de dessins obscènes (effort instinctif et désespéré des vivants pour s’affirmer devant la menace de l’inévitable? — ou témoignages de gauche camaraderie, tentative de communication pour transmettre un peu de sa propre chaleur à ceux qui sont si désespérément abandonnés?). A l’intérieur, aussi nus, aussi laids, noircis et désolés que les grands points de décharge des ordures, il n’en émane rien, absolument rien si ce n’est une terrible impersonnalité, une froide banalité indifférente et cruelle.

Paris :
Une odeur d’êtres humains — une odeur d’êtres humains qui vous enveloppe comme une chaude peau sensible par­courue de lourds frissons et sursauts étrangers.
Entre autres:
Tout ce qui est familier, civilisé et beau prend fin à Strasbourg-Saint-Denis. A la République commence une ville inconnue, un désert grouillant, chaotique. Même les stations de métro sont transformées et prennent une nou­velle peau dans leur anonymat, comme un reflet d’ombre, une sorte de chaude matérialité désolée.
Les carreaux de faïence luisants d’humidité, embués, souillés. Les couloirs d’asphalte usés, parsemés de creux où s’accumule en flaques noires l’eau qui suinte des pla­fonds. Des amas de billets périmés, de vieux journaux détrempés. Des mégots, des crachats. La blanche lumière au néon pénètre chaque ligne, dévoile, livre, anéantit. Le soir entre six et sept, les visages du fleuve humain sont gris, moites, éreintés, ce sont des visages nus et vides.
Stalingrad, Jean-Jaurès, Porte de Pantin. Ici rien d’intéressant, seulement des hommes — un bloc brut de masse humaine qui sécrète une odeur de chagrin, un chagrin sale, résigné, usé; un relent de vieille misère et de saleté; une odeur d’impuissance, de lourde peur désemparée, un grand corps égaré, épuisé, exténué, comprimé dans des couloirs, engouffré dans des portes de fer, transporté, charrié.

Paris :
Boulevard Jean-Jaurès. L’Arabe au bord du trottoir.
Février: six degrés au-dessous de zéro, un vent comme des aiguilles de glace. Des volets de fer grincent dans le vent. Six degrés au-dessous de zéro. Le temps est d’une beauté insoutenable. Le ciel est une coupe de lumière glacée aveuglante, sur la chaussée déserte le soleil déverse un flot de lumière de glace douloureusement blanche. De deux côtés se profilent en bleu vif et gris-bleu un paysage de toits et de cheminées, les Halles, le clocher du Marché aux bestiaux. Tout est silencieux et mort dans le froid, anéanti dans la lumière.
L’Arabe au bord du trottoir. La blanche lumière inhu­maine forme comme un globe autour de lui. Il est assis à l’intérieur du globe, recroquevillé, corps sombre et silen­cieux. Sa peau rongée par le pétrole est imprégnée et sil­lonnée de saletés. La nuque étroite et osseuse: un creux de tendons. Les épaules courbées, le dessin des omoplates sous le tissu tendu du veston — c’est un veston d’Arabe, jadis bleu foncé, fragile et luisant d’usure, trop court et étriqué de partout, avec des boutons qui pendillent au bout de fils rongés; ce sont des omoplates d’Arabe, saillantes, humbles, courbées comme celles d’un enfant chétif. Des hanches étroites. Des poignets dénudés, des doigts bleuâtres aux ongles cassés et rongés. C’est un Arabe qui est assis: son corps n’exprime pas même le chagrin, il n’exprime pas même le froid — il n’exprime: rien. Poussé, bousculé, muet, il est assis. Son regard est une obscurité terne désemparée.

Paris :
Face à la place d’Anvers au coin où la rue Steinquerque monte vers la pente des escaliers du Sacré-Cœur, il m’est arrivé: un regard. A moi.
Après-midi poussiéreux qui lentement se fane, mars, l’odeur de violettes mouillées — ce sont surtout les fragiles tiges juteuses presque écrasées dans leur fil de fer qui dégagent cette odeur — vert-jaune. Fenêtre de café: le regard. Les bras nus lisses, la peau lisse qui respire. (Sans doute respire-t-elle avec chaleur, délicatesse, vitalité puis­qu’elle est peau, peau humaine recouvrant le corps et la vie d’une créature humaine.) Les bracelets. La blouse de soie professionnelle, les blonds cheveux professionnels, la pau­pière fardée de bleu. Jadis dans quelque giron, cette ossature s’est peu à peu formée dans sa fragile et pure dignité, s’est baignée de sang, enveloppée de parties molles et sensibles.
Mais le regard.
Le blanc des yeux légèrement enflammé, la glande lacrimaire rouge et gonflée. Le regard sombre écarquillé, abîme béant d’obscure douleur, plus nu que toute peau dénudée ne le sera jamais. Un instant, l’image de mon visage glisse à travers cet abîme mouvant sans surface ni fond; est aperçue; captée; transformée en chatoiements étrangers, refondue dans les cheminements d’un sang étranger, dans la chaleur d’un souffle étranger.
(Comment se meut-elle? Par quoi est-elle souillée? Dans quels visages laisse-t-elle des traces?
Comment respire-t-elle? De quoi a-t-elle peur?
De ses maladies; de ses souvenirs; de sa solitude quand elle se retrouve seule avec elle-même? — rue de Clichy, rue de Trévise, sur la cour?)

Paris :
Derrière le comptoir du Siège du Crédit Lyonnais, bou­levard des Italiens, dans le vacarme infernal de six cents employés penchés sur leurs machines à calculer, aux étages, dans les halls entre les piliers de fonte noircis, dans la blanche lumière d’un après-midi de juillet. Sa tête a les cheveux coupés ras, comme tondus par plaques. Son épais visage pâle et moite transpire — sécrète une sueur abon­dante comme un corps, et je ne peux pas me libérer de l’idée de ce contact gluant envahissant — un degré presque inconcevable de souffrance, une souffrance lourde, informe, insupportable, complètement passive (insupportable parce que complètement passive). Les pâles aisselles visibles sous les manches relevées de la blouse sale donnent la vague impression que cet être a été dégradé, que depuis un temps infini et sans aucune raison précise il a été l’objet d’humi­liations — qu’il a été diminué, avili: puni.
Je ne le connais pas, mais reconnais cependant son visage; c’est le visage de tous ceux qui me croisent dans cette grande ville sale désemparée. Le visage de la file d’attente à l’arrêt d’autobus, le visage de la foule du métro. C’est le visage d’un être soumis, le regard de l’esclave. Les mouvements de l’esclave, incertains, prêts aux humiliations, à la fois obséquieux et fuyants. Ville d’humains, grand corps mouvant assujetti, à la peau caleuse, aux articulations épaisses et alourdies, malodorant, écorché, malheureux, déformé — déformation de chaque membre, de chaque ramification qui grandissent enfermés dans leur propre difformité, empreinte d’un fardeau éternel et impi­toyable qui comprime toute vie en d’interminables cir­convolutions de fatigue pernicieuse, d’inquiétude tortu­rée.
La fatigue de l’esclave. Il se réveille avec elle, il se couche avec elle. De jour comme de nuit elle ne le lâche jamais: au plus profond de son sommeil, elle est là qui le ronge sans répit sous les écœurants changements de peau de ses rêves.
Le regard du Visage de la masse humaine, le regard du bureau, des ateliers, des hangars, de la torpeur meurtrie de la ville des hommes: le regard de celui qui a été trahi.
BIRGITTA TROTZIG (Traduit du suédois par Jeanne Gauffin)

Illustration: Gallimard.

Le Lorgnon fait une pause festive et vous donne rendez-vous pour de nouvelles aventures livresques le 2 janvier 2019.

  1. pascaleBM says:

    une « pose » festive, cher lorgnon? vous n’êtes pourtant pas de ceux qui prennent la pose, je sup-pose (et souhaite) qu’il s’agit de pause, celle qui pour autant (ah! la langue française est une aventure…) permet aussi de se re-poser…

  2. Breuning Liliane says:

    Merci, cher Lorgnon, d’avoir partagé avec nous ce texte « désespéré et magnifique » comme vous dites si bien. Prenez une bonne pose ou pause festive (on s’en fout) et revenez nous plein de bonne humeur, d’alacrité et surtout, de belles lectures! Liliane Breuning

  3. Serge says:

    C’est l’esprit de Noël. Voilà une littérature qui ne donne pas envie de vivre; en ville tout au moins. Je vous invite dans ma campagne.

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Patrick Corneau