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Introduction à « La Recherche du temps perdu »

Patrick Corneau

Il y a eu Un été avec Proust en compagnie d’une pléiade de spécialistes, écrivains ou philosophes, c’était en 2014*.
Eh bien, en 2018 nous avons « Un automne avec Proust » avec, non pas un collectif, mais l’unique et très talentueuse plume du regretté Bernard de Fallois – grand éditeur comme on le sait, mais aussi « proustien capital »** comme on le sait moins.
Si Bernard de Fallois publia de nombreux articles sur l’œuvre de Proust, il fut au début des années cinquante l’inventeur de Jean Santeuil et du Contre Sainte-Beuve comme l’a rappelé récemment Jean-Claude Casanova***: « Ce sont ses éditions de deux manuscrits majeurs de Proust, antérieurs à La Recherche, qui vont le rendre célèbre: Jean Santeuil et Contre Sainte-Beuve. Se refusant à encombrer ces publications du fatras de notes que les universitaires parfois affectionnent, il apporta de l’ordre, de la clarté et du jugement, et même d’une certaine façon il inventa ces deux œuvres car elles n’étaient pas du tout prêtes pour l’édition, et par là même il donna une impulsion décisive aux études proustiennes. Il avait parallèlement entrepris de rédiger une thèse sur Proust, qu’il ne soutint jamais car sa vie changea de direction. Sans quitter Proust et l’enseignement, il fut tenté par le journalisme et l’édition. »
Rappelons que Bernard de Fallois fut reçu à la fin des années 40 premier (sans effort, sans préparation) à l’agrégation de lettres classiques « précédant d’une longue distance le cacique de l’École normale*** ». C’est dire la solidité de ses connaissances en littérature et surtout son talent de « passeur » face au monument littéraire qu’est La Recherche.
Ce que nous propose ce volume est donc la reprise des textes écrits par Bernard de Fallois pour l’édition de La Recherche qu’il avait établie en 1988-1989 à l’intention du Club France-Loisirs, suivie d’un recueil de Maximes composé de citations extraites de l’œuvre proustienne regroupées autour de quatre thèmes: l’Homme, l’Amour, l’Art, les pensées de jeunesse de Proust.
D’emblée, je dirai que ce livre s’adresse de préférence à deux types de lecteurs.
En premier celui, celle qui n’a pas lu Proust, intimidé(e) par le statut d’une œuvre « totale », d’un classique réputé « indépassable » au même titre qu’Homère ou Shakespeare. Comme le souligne Bernard de Fallois: « Cet écrivain classique est en réalité assez peu lu. Il fait peur. On s’incline très bas devant lui, mais les éloges qu’on lui décerne sont presque toujours dissuasifs. » Tout l’art d’initiateur, de pédagogue de Bernard de Fallois est précisément de faire tomber une à une ces préventions fâcheuses (le supposé intellectualisme de Proust, son extrême sensibilité, son style inaccessible, etc.), de montrer que Proust ne « se mérite » pas, ne cultive pas la virtuosité gratuite, ne sacrifie jamais au « bien dire », qu’il cherche simplement à être vivant et vrai, et ce, d’une manière spirituelle, aiguë, parfois avec un humour irrésistible. On pourrait presque dire que Bernard de Fallois est l’anti-professeur qui dégonfle l’image boursouflée qu’en ont fait par excès de révérence, ou tout simplement par embarras et paresse, les professeurs eux-mêmes. Il fait descendre la statue de son piédestal pour nous familiariser avec elle. Bref, il montre aux anciens écoliers que « Proust ne ressemble pas au portrait qu’on leur en avait fait, et qu’il faut, en ce domaine comme dans les autres, se méfier des réputations. »
Le second type de public que vise Bernard de Fallois, ce sont les lecteurs pressés qui n’ont pas le temps de lire: les Maximes leur permettront de disposer, en quelques pages, d’un « petit bréviaire de sagesse proustienne« . Et Bernard de Fallois d’argumenter ainsi: « Lire ainsi La Recherche, à partir des réflexions que l’auteur a disposées un peu partout dans son roman, c’est en quelque sorte lire Proust à l’envers. C’est passer de l’autre côté de la tapisserie. C’est renoncer à l’œil du peintre, au chatoiement des couleurs et de la vie, pour découvrir le trait sombre et sûr, léger, précis, épuré, du dessin. C’est abandonner pour un moment Odette, Charlus, Swann et Saint-Loup, et suivre ces autres personnages, qui font aussi partie du roman, et qui s’appellent l’amour-propre, la vanité, le mensonge, l’imagination, le désir et l’oubli.« 
Je peux assurer que l’objectif est atteint, et ô combien! Y compris pour les familiers de Proust c’est un plaisir de lire dans une langue admirable cette analyse toute empreinte de l’intelligence de son modèle. Peu soucieux d’intimider par le poids de l’érudition, Bernard de Fallois recherche surtout la limpidité, la concision, la clarté qui n’excluent pas la richesse, la finesse et l’acuité de son propos. Il parvient à mettre à la portée de tous l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour mesurer la modernité de Proust, admirer sa grandeur dans l’exploration des lois profondes et universelles du cœur humain qui va de pair avec un immense génie comique. Après quoi, guidés, éclairés par l’exigeante et bienveillante voix de Bernard de Fallois, on peut « se lancer dans le grand fleuve »…

* Éditions Des Équateurs (juin 2014).
** selon la savante revue Genesis.
*** Hommage à Bernard de Fallois (texte disponible sur le site des éditions de Fallois).

EXTRAIT
« La Recherche est le dernier livre du XXe siècle – il ne faisait pourtant que commencer quand elle parut – où la maxime tienne une si grande place. Après Proust, le roman prend des directions très différentes. Et au lendemain de la Première Guerre, la maxime tend à disparaître, son divorce avec le roman est prononcé. Quand elle subsiste – et parfois de façon admirable comme chez Jouhandeau -, c’est à l’écart de tous les courants, presque en cachette et dans une souveraine indifférence à son temps. Plus près de nous, pour un Cioran par exemple, elle devient un défi à une société qui ne peut plus la comprendre; elle offre à l’écrivain une bulle de solitude dans laquelle il s’enferme pour nous dire qu’il ferait mieux de ne plus écrire. L’œuvre de Proust marque donc une borne. Pourquoi? Il y a sûrement à cela plusieurs raisons, parmi lesquelles on peut citer l’engouement pour la psychanalyse, le succès des utopies collectives, les désillusions qu’elles engendrèrent, et le pessimisme radical qui envahit les esprits. Mais plus que toute autre cause, et résultant de toutes les autres, il y a l’ébranlement et la destruction d’un certain humanisme. Ce n’est pas la fin des salons qui explique la fin de la maxime, c’est la fin de l’homme, d’une certaine idée de la nature humaine, idée qui pouvait évoluer – Proust a contribué plus que personne à cette évolution -, mais qui, d’Euripide à Shakespeare et de Shakespeare à Proust, était restée pour l’essentiel inchangée. Proust aura peut-être été, pour des raisons historiques, le dernier de nos grands moralistes. » – « Proust moraliste », texte introduisant la deuxième partie: « Marcel Proust, maximes et pensées » (pp. 185-196).

Introduction à “La Recherche du temps perdu” de Bernard de Fallois, éditions de Fallois, août 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie de Jean-Luc Bertini – Pasco and Co / Éditions de Fallois.

  1. Breuning Liliane says:

    Contente que vous soyez rentré de vancances (même si vous n’en prenez jamais!!!) et plus en verve que jamais, me semble-t-il. Je ne vous écris que pour vous remercier de cette seule phrase: « que [Proust] cherche simplement à être vivant et vrai, et ce, d’une manière spirituelle, aiguë, parfois avec un humour irrésistible ». C’est ce que je me dis à chaque fois que je me plonge dans « La recherche ». En regrettant toujours que bien des personnes se privent de ce plaisir inouï pour les raisons dont vous avez si bien parlé aujourd’hui. Bien à vous et bonne rentrée. Liliane Breuning

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Patrick Corneau