Patrick Corneau

Patrick aime beaucoup !J’aime les nuages. J’aime les regarder, les contempler, me perdre en eux. J’aime leurs formes bourgeonnantes, fractales, en transition de forme permanente, et leurs géométries si diverses selon l’altitude, la latitude, la saison, le moment de la journée, le point de vue (sur terre ou d’avion). En Amazonie j’ai vu des montagnes de nuages, de colossaux cumulus d’une hauteur à faire peur, des millions de litres d’eau en suspension, prêts à s’effondrer et s’effondrant d’ailleurs en fin d’après-midi avec une violence et rapidité inouïe, comme un coup de gong sur la journée. En Bretagne les ciels avec deux ou trois nuages en croupe de jument sont les plus beaux et les plus « enjoués » que je connaisse. Et puis comment ne pas succomber lorsqu’à l’ouest, le soleil plonge dans l’océan, à ces nébulosités étirées et traînantes, en forme de gaze longiforme qui donnent cette « lessive d’or du couchant » dont parlait Rimbaud?
Après ces considérations de néphélibate en l’âme, redescendons sur terre.
Les nuages sont aujourd’hui au cœur du débat sur le réchauffement climatique; les sciences et technologies de l’information et de la communication inventent l’informatique en nuage; les « chasseurs de nuages » soumettent leurs clichés à la Cloud Appreciation Society. Le nuage est résolument moderne. Il a même un rôle géopolitique, j’ai lu récemment qu’un général a accusé Israël de trafiquer les nuages pour empêcher la pluie de tomber en Iran…
Même les universitaires ont à leur tour pris conscience du poids spirituel de ces impondérables nuages, de leur place dans l’imaginaire de chaque civilisation. Une rencontre leur a été récemment consacrée dans l’atelier même d’Eugène Delacroix, rue de Furstenberg à Paris et un beau recueil a paru en 2017 aux Éditions Hermann dans une collection qui s’intitule justement « Météos »: Les Nuages, du tournant des Lumières au crépuscule du romantisme sous la direction de Pierre Glaudes et Anouchka Vasak. Il nous fait suivre un grand siècle de nuages, de l’Encyclopédie de Diderot au Dictionnaire de Pierre Larousse, de l’invention du paratonnerre à celle de la photographie. La question du nuage est abordée à un moment-clé de l’histoire occidentale: celui qui, du tournant des Lumières au crépuscule du romantisme, ouvre la modernité. S’y révèlent le double mouvement de laïcisation de la pensée et de permanence de l’irrationnel ou du mythe, le brouillage entre le sujet et le monde, et le travail des penseurs comme des artistes – écrivains, peintres, musiciens –, pour appréhender, dire et représenter ce qui échappe.
Les contributions les plus intéressantes de ce passionnant volume concernent les manifestations et métamorphoses du nuage dans la peinture. Longtemps, les nuées et brouillards marquaient en peinture la frontière entre deux mondes: le céleste et le terrestre, de même qu’une colonne sépare souvent, dans les Annonciations, l’ange Gabriel et la Vierge. Ils assuraient la transition mystérieuse entre le visible et l’invisible. Ils appartenaient au décor ou jouaient un rôle symbolique, ils deviennent soudain en eux-mêmes objets d’attention. Les peintres sortent des ateliers et emportent leurs carnets de dessin en pleine nature. Pierre-Henri de Valenciennes et Georges Michel, artiste longtemps oublié et redécouvert ces mois derniers, dessinent, page après page, des formes qui ne cessent de changer, ils notent des couleurs qui se fondent. Ils fixent des ciels ou plutôt des instants de ciel en permanente mutation. Le changement de statut du nuage en peinture est contemporain de la volonté de classer et de nommer ces masses insaisissables. En Angleterre, un pharmacien passionné, Luke Howard, opère un classement et recourt à des racines latines pour distinguer les stratus, cumulus, cirrus, nimbus et cumulo-nimbus. Il les décrit dans son Essay on the Modifications of Clouds, paru en 1803, qui retient l’attention de Goethe et qui impose une terminologie en vigueur jusqu’à aujourd’hui. Howard parvient à concilier une taxinomie, telle que celle de Linné, et le principe de variabilité. Il a dessiné des états du ciel comme on relève des températures et des pressions atmosphériques. Howard a-t-il opéré une révolution? demande l’historienne du climat Anouchka Vasak. Il fait en tout cas passer des essences fixes aux réalités instables et des certitudes aux tâtonnements.
De fait, nous vivons aujourd’hui dans l’ère du nuage généralisé et tout notre savoir, stocké dans quelque « cloud », semble plus menacé que les papyrus de la bibliothèque d’Alexandrie. Les matériaux les plus résistants semblent se désintégrer. Victor Hugo avait eu la prescience de cette précarité universelle: « Rien ne change de forme comme les nuages, si ce n’est les rochers […] La désagrégation fait sur la roche les mêmes effets que sur la nuée. Ceci flotte et se décompose, ceci est stable et incohérent » (les Travailleurs de la mer). Et dans un fragment, destiné à William Shakespeare, le proscrit superbe se souvient du spectacle que lui a réservé le télescope d’Arago: « Je distinguai, quoi? impossible de le dire. C’était trouble, fugace, impalpable à l’œil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela. » La formule est admirable et l’anecdote vaut presque pour un apophtegme.
Laissons le dernier mot de cette chronique au plus néphélibate de tous les poètes:
« Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger? – J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages! » Charles Baudelaire, « L’Étranger », Le spleen de Paris, 1862.

Les Nuages, du tournant des Lumières au crépuscule du romantisme sous la direction de Pierre Glaudes et Anouchka Vasak, collection « Météos », Éditions Hermann, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Hermann.

  1. pascaleBM says:

    sans oublier le si bien nommé normand Eugène Boudin aux nuages ventrus, replets, grassouillets, joufflus, illustrant à merveille l’inversion formulée par O.Wilde à propos des brouillards de Londres, qui sont des Turner, et non l’inverse. Les ciels d’Honfleur et de sa côte sont des Boudin.
    Les mots de Baudelaire se sont à jamais gravés en ma mémoire, depuis le jour lointain où ils furent, à moi et à d’autres, mais à moi, donnés pour sujets de rédaction du BEPC, comme on disait à l’époque… de toutes les façons qu’ils se présentent, les nuages sont des sacs à nostalgie, heureuse ou mal heureuse.
    Alors? un peu trop de bleu dans le ciel ces jours-ci peut-être?

    1. Eugène Boudin est une de mes passions, je lui ai consacré ici de nombreux hommages notamment à l’occasion de la merveilleuse rétrospective du musée Malraux du Havre en 2016. Oui, le ciel bleu est d’un ennui total, à périr et je ne comprends pas ceux qui le recherchent (avec un lagon par exemple)… Le ciel du Maroc sempiternellement bleu m’a presque poussé par lassitude à demander un rapatriement vers des météorologies plus inconstantes…

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Patrick Corneau