Patrick Corneau

Le culte de l’intelligence objective et de la pensée dite « complexe » nous éloigne chaque jour des chemins divergents et parfois très discrets ou marginaux de l’art rebelle et de la pensée réfractaire.
L’essai récent de Pierre J. Truchot* L’art (d’être) idiot paru chez L’Harmattan explore les hypothèses ouvertes par ces « idiots » lumineux qui résistent, ou demeurent dans une indifférence radicale aux normes stratifiées et sédimentées de la rationalité policée. Loin des forces du spectacle, dans le silence d’une attitude simple, les idiots font levier, lèvent des mondes, ouvrent des routes nouvelles qui nous interrogent, bousculent nos grandes et petites certitudes. Articulant les figures apparues aux XIXe et XXe siècles en littérature et au cinéma avec les artistes « idiots » réels, issus de nos vies tentaculaires et normées, L’Art (d’être) idiot explore une autre manière de vivre, de penser et d’exister.
Après un très beau prélude – presque une nouvelle – où est évoquée avec une rare délicatesse une rencontre avec le sculpteur et plasticien Trémeur Vairé, Pierre J. Truchot redéfinit le sens de cette apparente absence d’intelligence. Il nous mène à cet espace mental inconnu où la décision, la réponse se forment sans qu’aucune loi, sans qu’aucune expérience ou connaissance du comportement ne puisse en prédire la survenue et encore moins l’expliquer – et dont l’évidente pertinence éclate après coup. L’idiot, en cohérence totale avec lui-même, agit ce qu’il doit agir. Un point c’est tout. Il est force de résistance, sans y penser vraiment, comme chez Melville (Bartleby); sa pleine innocence fracture les codes comme chez Dostoïevski (L’Idiot); il est le solipsisme incarné chez Beckett (Watt), la drôlerie dans le décalage chez Hamsun (Mystères). À chaque fois, sa puissance désarme le monde social.
A mon sens, c’est surtout chez Robert Walser que l’idiot acquiert toute sa puissance désarmante et déstabilisante. Pierre J. Truchot montre que l’idiot walzérien ne peut exister sans quelque chose qui dépasse l’inertie et la résistance à l’ordre mécanique des comportements humains: il est pure puissance négative par refus tacite de ce qui n’est pas son système de règles. Il dé-hiérarchise; tout lui est égal, prince, paysan, il leur sourit de même; il est à lui seul la révolution ET son résultat. Sans agressivité, avec une ferme douceur enfantine, il agit, rêve et fantasme dans et à côté du groupe social qui l’a défini comme « idiot » et, ce faisant, il le tue par (in)différence, (dés)intérêt.
Dans sa manière d’explorer la notion et la figure de l’idiot par cercles concentriques, par déplacements, rapprochements (liens de fraternité, de familiarité entre de nombreuses figures littéraires ou poétiques de l’idiot) ou par la citation, par la décoction lente et l’entrelacement des textes, cet essai réussit la gageure de connecter des singularités impossibles à fédérer qui surgissent dans l’histoire de la pensée, le roman, la poésie, le cinéma (un excellent chapitre est consacré à Jacques Tati) et, dans le temps présent avec certaines formes d’art scénique, musical (avec le musicien marginal Louis Hardin alias Moondog) ou d’art contemporain.
Paradoxe de ce livre empathique, tendre et délicat: ces solitudes impossibles à solidariser, à grégariser, apparaissent constitutives non d’une communauté mais d’un effort ramifié et constant de la pensée pour atteindre l’universelle valeur d’une altérité unique. « Idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dès lors qu’elles n’existent qu’en elles-mêmes » rappelait le regretté Clément Rosset**. Mais qui, aujourd’hui, intellectuel ou pas, a le courage, la force de « n’exister qu’en soi-même »?
Un livre plein d’humour et d’intelligence à offrir à tous ceux qui, précisément, souffrent de leur intelligence!

* Pierre J. Truchot est docteur en philosophie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur associé au laboratoire Forell B 1 de l’université de Poitiers.
** Le réel. Traité de l’idiotie, Éditions de Minuit, 1977 (page 42).

Lire un extrait.

L’art (d’être) idiot de Pierre J. Truchot, éditions de l’Harmattan, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie de Louis Hardin alias Moondog ©Stephan Lakatos-Amaury Cornut / Éditions de L’Harmattan.

  1. Moondog était-il idiot ? En tout cas j’apprécie beaucoup sa musique si particulière. (quelle surprise de le rencontrer ici, dès l’ouverture ! En ce moment il est le musicien que j’écoute)

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Patrick Corneau