Patrick Corneau

Il fut un temps où l’expression « Tout est politique » faisait florès. Époque où la conscience politique elle-même croyait encore à la res publica. Depuis, la déception et le doute ont rongé la confiance et même la croyance en l’efficience du politique. Remplacé par quoi? Une nouvelle religion: le football! Aujourd’hui « Tout est football ». Voilà le nouvel universalisme, la nouvelle catholicité qui gouverne, oriente nos vies. Le football est une idéologie toute puissante dont les « valeurs » ont infusé, percolé dans tous les domaines de nos vies, effaçant même les frontières entre activité professionnelle et loisirs. Subordonnant le politique à ses mots d’ordre, sa suprématie mondiale. Tel est le constat terrible et hautement lucide que fait Robert Redeker dans un livre décapant que viennent de publier les éditions du Rocher: Peut-on encore aimer le football? La thèse de ce livre est de montrer que le mot « football », tel qu’il est prononcé jusqu’à plus soif aujourd’hui, s’est vidé de tout rapport avec le sport qu’il était: « parfois les mots restent, cachant que la réalité qu’ils prétendent désigner s’est, par un procédé parallèle à l’évolution darwinienne, transformée en autre chose. »
Le parti pris du philosophe Robert Redeker est de considérer le football comme une fable, comme un discours qui nous dit quelque chose d’essentiel sur l’état du monde. Le football est un monde en soi qui, non pas reflète, mais structure l’autre monde, celui qui mène nos vies et gouverne nos affaires – il en est la matrice. Comme l’écrit Robert Redeker: « Ce sport n’est pas anodin, il est la plus importante des affaires de l’homme moderne. Il est le monde. »
Car de fait, il y a de plus en plus de football. Le football impose son calendrier, monotonise le temps avec le retour inexorable des mêmes compétitions: Euro, Coupe du monde, Coupe d’Afrique des nations, Copa americana, Champion’s League. De plus en plus, comme à l’infini: notre temps disponible, notre temps hors travail, hors obligation sociale, saturé, occupé par le spectacle du football. Est-il toujours une évasion, cependant, ce spectacle? Une escapade, comme l’est le théâtre classique ou l’opéra, hors du monde de la quotidienneté plus ou moins aliénée, plus ou moins inauthentique? L’invasion permet-elle l’évasion? Faites-nous rêver, demande-t-on souvent à une équipe de football! Il suffit de poser la question du contenu réel de ce rêve et la consternation nous saisit. La réponse que décline Robert Redeker tout au long d’une démonstration imparable est sans appel: le rêve que le football serait censé offrir est sans contenu. Vide. Et ce qui le remplace et se donne pour du sport provoque un malaise: 

« Le football n’est pas un divertissement extérieur au travail, à la grisaille de la vie quotidienne, à son ciel bas et lourd. Il est au contraire la figuration de son essence libérale du travail. La figuration sur écran plat et géant, des places des grandes villes jusqu’à l’intimité de nos appartements – le football est partout et nous regarde, surveille si nous sommes conformes. Il est le véritable Big Brother. Il est l’épiphanie de cette essence, son animation en continu pour les foules. Il ne nous permet pas de nous évader – de nous divertir – puisqu’il appartient au même univers épistémologique que le travail. Puisqu’il parle la même langue que lui. La langue du football est bien celle du nouveau pouvoir* repéré par Régis Debray, qui cherche à déclasser les formes éprouvées de l’organisation collective, planétaire. C’est la même langue que la langue de l’ubérisation. Une éclatante contradiction chemine avec cette soumission du football au nouveau pouvoir: dans ses origines le football était populaire, ses racines poussent loin dans le sol réel de la vie des petites gens, en revanche le spectacle contemporain du football est une propagande permanente pour les nouvelles élites, le nouveau despotisme, le monstre doux** qui nous a pris dans ses griffes, qui a détourné l’aspect populaire du football pour servir ses intérêts.
Le football a contaminé le temps libre, ce loisir, au moyen des impératifs issus du monde du travail, de la produc­tivité intensive. Il exporte dans le loisir les mots d’ordre de la compétitivité, de la performance, du rendement, de la réussite, du chiffre, du classement, des affaires. Il inocule au temps libre des valeurs – ou anti-valeurs – qui tendent à le banaliser, à le priver de sa singularité. Par ce biais, il maçonne la continuité entre le travail et le loisir, favorisant la coloni­sation du loisir par l’idéologie du travail. Il étouffe le loisir sous le travail, tout en se donnant pour divertissant. Il le supprime. Entendons bien: le football est la suppression du loisir, du temps libre, en transformant ce temps en un clone du temps de travail. Dans ces deux temps, travail et loisir, résonnent, pour le plus grand malheur de l’être humain contemporain, les mêmes discours; dans ces deux périodes du quotidien, s’exhibent les mêmes valeurs.
Les valeurs promues par les gens du football rejoignent celles de la mainmise de l’économie sur l’ensemble des autres activités humaines. Ce sont les valeurs de la soumission généralisée à l’économie, de la dévoration de la vie par l’économie – de l’économie ogre. Derrière les discours des acteurs du football, un œil inquisiteur aperçoit, en filigrane et comme écrit à l’encre invisible, une autre constellation d’énoncés, qui pourrait se résumer à ce commandement: l’économie doit tout soumettre à son empire, ses valeurs sont commises à manifester leur impérialisme sur toutes les autres valeurs.
(…) La conclusion s’impose. Le football n’est pas un diver­tissement – un spectacle destiné à éloigner et à détourner. Pascal, en plein XVIIe siècle, nous le rappelle: nous nous livrons au divertissement pour nous détourner de nous-mêmes, oublier ce que nous sommes. »
Robert Redeker, Peut-on encore aimer le football? (pp. 66-67)

Il reste à souhaiter que ce livre sera lu par ceux-là mêmes qui trépignent sur les gradins ou sursautent sur leur canapé mais cela suppose qu’ils puissent s’extraire de l’hypnose de l’image, de la servitude de la « peste émotionnelle » à laquelle ils consentent. Souvenons-nous d’un propos de Paul Valéry: « la vie moderne (…) remplace l’imagination par les images« . Aujourd’hui, le meurtre est accompli, le « crime parfait » a eu lieu***. Le monde est rempli d’images de football mais sans imaginaire, sans profondeur onirique, sans horizon. Les cœurs et les cerveaux, les espoirs et les passions, les esprits et les âmes sont également saturés. Leur insidieux effet est de nous éloigner de nous-mêmes, de maintenir les hommes à la fois dans les deux impératifs de la condition postmoderne (compétivité et performance) et dans la puérilité. Comme le souligne Robert Redeker: « Garder son âme d’enfant maintient le sérieux de la vie; stationner dans la puérilité éloigne de toute vraie vie. »
Après avoir lu ce livre de philosophe (qui pense et fait penser) d’une rare intelligence désillusionnante et la pure merveille d’écriture sensible qu’est le chapitre XXV (« Amants du football »), le ballon de football ne vous paraîtra plus aussi rond…

* Régis Debray, Le nouveau pouvoir, Cerf, 2017.
** Ce syntagme est de Rafaelle Simone.
*** crime parfait analogue à ce « crime parfait » qui d’après Jean Baudrillard a fait disparaître le réel.

Peut-on encore aimer le football? La fable du monde de Robert Redeker, collection Documents, éditions du Rocher, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie lebuzz.eurosport.fr / Éditions du Rocher.

  1. Serge says:

    Drôle de titre pour ceux qui n’ont jamais aimé le foot parce qu’ils trouvent que c’est un spectacle ennuyeux. D’ailleurs une grande partie de la population ne regarde jamais du foot, notamment les femmes.

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Patrick Corneau