Patrick Corneau

Né le 20 avril 1898 à Paris, écrivain prolixe et admiré dans les années vingt et trente, Emmanuel Bove tombe dans l’oubli après sa mort en 1945, à l’âge de 47 ans. C’est, entre autres admirateurs, à Raymond Cousse, Peter Handke — qui traduit en allemand Mes amis et Armand (1982) —, Wim Wenders et Jean-Luc Bitton, que l’on doit sa réhabilitation à partir des années soixante-dix. Le Piège sera adapté au cinéma par Serge Moati en 1990 et Le Pressentiment en 2006 par Jean-Pierre Darroussin.
Les éditions Manucius qui se sont donné pour tâche de (je cite) « faire découvrir ou redécouvrir des textes expulsés du circuit marchand assujetti à la seule loi de la rentabilité à court terme et donc de fait interdits au public » rééditent opportunément Petits Contes, un recueil qui avait paru en 1929 et jamais republié séparément. Il comprend: « l’Enfant surpris », « Une journée à Chantilly », « Conversation », « le Trac », « les Pâques de Konazi ».
L’œuvre de Bove semble avoir désormais acquis la place qui lui revient, singulière et essentielle, dans la littérature contemporaine. « Il n’y a pas de sujet« , notait-il en 1936, bien avant les théoriciens de l’Ère du soupçon, « il n’y a que ce qu’on éprouve. J’éprouve avec force par exemple l’inaction, ce sera une action dans un livre« . Il aurait aussi bien pu dire le goût de l’échec ou l’inaptitude à vivre, tant ses personnages semblent condamnés, par leurs insuffisances et leur lucidité même, à n’avoir aucune prise sur le monde qui les entoure. C’est ce que confirme la lecture de ces cinq petites histoires construites à partir d’intrigues minuscules: un jeune homme qui sort le soir sans autorisation et qui rencontre son père dans un dancing où il a l’habitude de se rendre; deux amis qui passent un après-midi aux courses; le récit d’une conversation franche et ouverte entre deux compagnons de guerre; un homme qui mise tout sur le cabaret et la scène pour faire fortune et enfin, le récit étrange d’un amour fou.
L’auteur de Mes amis déploie ici son talent si particulier et donne de son écriture un échantillon presque exemplaire. Ce qui frappe chez Bove, c’est incontestablement l’art très abouti de faire émerger d’un rien, d’une trace d’existence un éclat unique qui s’insinue avec entêtement comme une ritournelle dans l’esprit du lecteur. Et pourtant, le ton semble sans aspérité, la narration progresse sans à-coup, tout est fluide et presque naïf, et pourtant, chaque histoire laisse le lecteur dans une sorte d’inconfort, de perplexité voire malaise. Un « scrupule » (scrupulum, diminutif du latin scupus, « pierre pointue »), une hésitation vient troubler, déstabiliser l’assurance que nous pourrions préempter sur la complexité des choses, des situations. On peut dire que ces contes synthétisent tous les éléments contenus dans son œuvre où son style, par une absolue neutralité qui souligne d’autant l’opacité des mobiles et des situations, atteint sa forme la plus dépouillée. La plupart de ses personnages apparaissent, sinon comme des marginaux qui s’efforcent laborieusement de sauver les apparences, comme des êtres voués à l’immobilisme ou à une vaine agitation intérieure par une banalité pour ainsi dire ontologique. Tous sont des anti-héros, victimes consentantes de rapports sociaux, familiaux ou affectifs qui les renvoient infailliblement à eux-mêmes. Se prévalant de l’exemple de Marcel Proust ou d’Honoré de Balzac qui ont bâti leur œuvre autour des mêmes figures, Bove estime en effet qu’un « roman ne doit pas être une chose achevée, une chose réussie en soi: on ne devrait pas pouvoir isoler un roman de l’œuvre de son auteur, pas plus qu’on ne peut détacher un beau vers d’un poème« . Son univers est donc étrangement dépouillé: quotidien morne, sans prestige, où évoluent quelques êtres médiocres qui revendiquent en vain « une place parmi les hommes ». Ainsi de l’homme du conte « le Trac », sorte de looser professionnel dont Bove m’est en scène la chute inévitablement fatale avec une logique et une application diaboliques – tout est dans la tension destructrice du rapport de soumission que Pierre entretient avec une femme « bizarre » (entendre une identité sociale et sexuelle pour le moins incertaine) qui le manipule dans une servilité consentie.
Pour camper ces anti-héros anonymes, abouliques, englués dans le dénuement et la culpabilité (celle du père et du fils dans « L’enfant surpris »), et dont l’action se résume au fantasme ou à de vagues gestes velléitaires, sont privilégiés le refus du romanesque et l’économie des effets. Selon Bove, « il faut qu’un roman soit, non pas le récit de quelque aventure ou inquiétude, mais une peinture la plus simple possible de la vie« . Le style, volontairement plat, dissèque sèchement, parfois avec une noire jubilation, la pauvreté d’expérience d’une humanité ordinaire, tandis que le lecteur reste en porte à faux « entre le désespoir du constat et l’allégresse de la narration« , entre une réalité insoutenable à force de sordide et une énonciation « déculpabilisée » (Raymond Cousse). On a été tenté de voir, dans cette description crépusculaire d’un monde qui semble échapper aux repères chronologiques habituels, une illustration avant l’heure de la philosophie existentialiste de l’après-guerre. C’est ne pas tenir compte de l’ironie cachée, qui confine parfois à la perversité. Ainsi dans « Conversation », qu’en est-il de ces déclarations d’amitié que ce se font ces deux camarades de guerre à heure fixe tous les soirs dans un café avant de rejoindre une épouse qui n’a jamais reçu le quart des aveux qu’ils s’échangent? Que cache cette transparence des sentiments? La sincérité vient-elle du cœur où est-elle « surjouée », indicative d’autre chose qui restera à jamais tu? Comme s’il lâchait la bride, Bove « laisse » agir ses personnages, les pousse aussi dans leur retranchement, exhume cette singularité enfouie sous les dehors de la normalité et amène malgré lui le lecteur, par des détails d’autant plus convaincants qu’ils n’ont aucune utilité narrative, à partager leur vision entravée du monde et leur détresse soupçonneuse et butée. Comme le remarque avec raison l’éditeur: « la lecture des cinq Petits contes est mélancolique, le ciel semble invariablement voilé, mais cette tristesse qui juste affleure, avec délicatesse, est la marque d’un grand écrivain. »
On ne saurait mieux inciter à s’emparer de ce mince volume.

Petits contes d’Emmanuel Bove, collection « Littéra », éditions Manucius, 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

* Petits Contes, « les Losanges », no 5, Les Cahiers libres, avec un portrait de Bove par Ben Sussan, 1929.

À lire chez Manucius et dans la même collection: Le plus beau dîner du monde. Quatre contes de Villiers de l’Isle Adam, tous aussi délicieux les uns que les autres, mais le premier est particulièrement délicieux puisqu’il montre que deux dîners en tous points identiques et identiquement délicieux ne sont pas exactement les mêmes! Comme toujours chez ce maître du conte cruel (et d’un cynisme très actuel pour le second et le dernier des contes), l’analyse subtile des passions dans une langue singulière et somptueuse explore les pans sombres de l’éternel humain. La prescience pleine d’audace de certaines nouvelles (je pense à Le secret de l’ancienne musique qui semble faire un signe à John Cage) fait que lire aujourd’hui Villiers de l’Isle Adam demeure un plaisir parfaitement intact. 

Illustrations: photographie de Julien Brachhammer / Éditions Manucius.

  1. pascaleBM says:

    Raymond Cousse !
    les éditions Z/S viennent de rééditer (2017) : « Stratégie pour deux jambons » ; et je dévore aux éditions Cent pages (2013) : « A bas la critique » .Férocissime…
    (et Baudoin de Bodinat, commandé !)

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Patrick Corneau