Patrick Corneau

Un rêve, un vœu peut-être. Des chercheurs isolent l’ADN de Jean-Jacques Rousseau à partir de fragments de sa dépouille collectés dans sa sépulture du Panthéon. Ils le clonent. Et voilà, Jean-Jacques est là, « tel qu’en lui-même enfin l’éternité ne le change plus ». Il observe notre société, ses dérives, ses ridicules, ses monstruosités, son désir si véhément d’en finir en tout et à tout prix… Il ne la juge pas, il la condamne à travers la flamboyance d’un haut style de facture classique, très oratoire, se déployant entre la consolation amère nimbée de nostalgie et les lamentations pleines de colère du thrène antique.
Et c’est le livre que nous avons sous les yeux: En attendant la fin du monde que publient les éditions Fario.
Et c’est Baudouin de Bodinat notre Rousseau de la post-modernité, le grand contempteur du « monde d’après ». Comme vous ne le savez peut-être pas, on ne sait rien de cet auteur rare, secret, inaccessible, auctor absconditus comme le Dieu de Pascal. D’autant plus éloigné que son ire est plus dévastatrice. D’autant plus reclus dans son étrangèreté qu’il est éminemment présent, et avec quelle acuité! dans la dénonciation de notre quotidienne déréliction. Lire Baudouin de Bodinat c’est se ressuyer, se laver de toute la chiennerie contemporaine. C’est regagner une innocence perdue, recouverte par tant de salissures douces et confortables. On mesure donc l’urgence de cette lecture plus que salutaire: salvatrice.
Dirons-nous que lire Baudouin de Bodinat, c’est retrouver un peu du dernier Rousseau? Celui des Rêveries qui se « cosmose » tout en restant au plus secret de sa propre personne. Qui regarde le monde – notre monde, à partir d’une expérience de subjectivité authentique, d’accord de l’être avec lui-même, d’émotion ontologique primordiale, au plus près, qui sait? de l’homme premier, de l’homme de nature. Position qui motive, nécessite cette écriture proprement in-ouïe. Ce verbe à nul auteur pareil.
Loin de moi l’idée de vouloir définir, étiqueter l’art et l’esprit de Baudouin de Bodinat. Le rapprochement que j’ai osé paraîtra sans doute indu à l’auteur et extravagant à ses lecteurs familiers. Mon hypothèse n’est qu’indicative, heuristique; elle n’a d’autre intention qu’incitative.
Alors que dire de ce nouvel opus qui vient après La Vie sur Terre, publié aux éditions de L’Encyclopédie des nuisances, Eugène Atget, poète matérialiste, et Au fond de la couche gazeuse aux éditions Fario?
Il y a, écrit de manière aiguë Vincent Pélissier dans sa présentation: « ce que l’on constate, ces pôles qui fondent et ces vents d’une violence inconnue, cette vie dont le nombre des espèces si rapidement s’amenuise, ces foules sans horizon et sans boussole, ces eaux qui montent, ces contaminations, ces embrasements inquiétants un peu partout. Il y a également ce qu’on peut lire, lorsque 15 000 scientifiques de toutes disciplines s’alarment et lancent ensemble un rappel de ce qu’il n’y en a plus pour longtemps à continuer à ce train, et que passé un certain seuil il sera trop tard. (Comme si le seuil n’était pas déjà loin derrière nous.)
Et puis tout continue comme si de rien n’était: l’existence confortable administrée et sous vidéosurveillance, l’abreuvement continu au flux des divertissements dispensés par les fermes de serveurs et à celui des idioties récréatives du réseau, l’épanouissement béat de la mondialisation heureuse, son indifférence à tout ce qui n’est pas son propre miroir, la conviction qu’elle entraîne de sa perfection, de son progrès inévitable, de ses roues bien huilées.
C’est cette inertie, ce déni de réalité, ce défaut majeur d’attention, cette indignité morale aussi, qu’examine ce livre, comme si l’humanité suivait un cours écrit ailleurs, ayant manqué le signal des quelques bifurcations qu’il lui aurait été loisible d’emprunter. »
Il y a aussi – Eugène Atget oblige – les traces, photographiques ou pensives, de ce que la « documentalité » nous a laissé en héritage. En effet, un peu à la manière nostalgique des écrits de W. G. Sebald, ce texte est agrémenté de onze photographies* de l’auteur légendées de citations d’écrivains avec effet de contrepoint disruptif. Les vues sans éclat, monotones, silencieuses de ruelles à peu près désertes d’un vieux bourg de province où subsistent, entre les pavés disjoints, quelques unes de ces herbes que l’on dit folles – sans doute remarque Vincent Pélissier « parce qu’elles n’avaient pas été prévues dans les calculs« . Il y aurait beaucoup à dire sur l’ennui léger qui émane de ces clichés, ennui distingué qui traverse aussi la prose parfois lancinante de ces déplorations, ennui qui nous berce comme chez Rousseau dans les Rêveries, ennui existentiel comme compréhension intuitive de l’absolu réel dont nous prive l’effrénée mobilisation sociale – « ennui, écrit Baudouin de Bodinat, étant le nom que l’on donne à ces moments offerts à l’attention, où le monde se propose à nous sans truchements. »
Disons-le sans ambages En attendant la fin du monde c’est 73 pages d’une apocalypse (« révélation ») lente (comme on parle de combustion lente) qui se développe autour d’un soleil noir contenant une vérité atroce et irréfragable: il est trop tard, les jeux sont faits, les jours de l’humanité sont comptés. Tout le monde le sait et, au fond, l’a déjà accepté mais nous préférons continuer à tapoter sur notre smartphone (l’hypnose volontaire n’étant qu’un déplacement comportemental de la servitude volontaire***)…
Trêve de commentaires, faisons place à la beauté térébrante de l’écriture de Baudouin de Bodinat dans sa mordante lucidité** à peine nimbée d’amère mélancolie avec ces extraits.

* « Kodak Brownie 6X9, pellicules périmées » indique B. de Bodinat! Vues qui sont autant de singularités sidérantes venant perturber le courant général de notre perception habituelle de la photographie. Une démarche qui n’est pas sans rappeler Miroslav Tichý et bien sûr Eugène Atget, artistes visuels qui semblent des philosophes « idiots » en acte, autrement dit des incarnations de ce que les présocratiques et les socratiques demandaient à la philosophie: agir dans le monde réel en fonction de l’organisation de sa pensée et en cohérence avec elle.
** Qui n’empêche pas des poussées d’humour dévastateur comme dans le passage où est évoqué « un vieil essayiste faisant l’apologie de l’amélioration (un livre à vendre) et entiché vraiment de cette jeunesse qu’il… » (p. 46)
*** « Il y a, dans toute civilisation qui touche à sa fin, la jouissance anticipée d’une mort qu’on espère douce et qu’on actualise dans le consentement au néant. » Richard Millet, Cahiers de Damas, Éditions Leo Scheer, 2018.

En attendant la fin du monde de Baudouin de Bodinat, éditions Fario, sortie en librairie le 17 mai 2018. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: photographie ©Lelorgnonmélancolique / Éditions Fario.

  1. pascaleBM says:

    ah ben oui, mais là j’peux pas suivre….
    Je me régale avec Patrick Declerck (et encore pas le plus récent). J’aime, définitivement, ces écritures rauques, rugueuses, qui ne laissent rien passer, qui fouettent. Je suis donc en décalage. Mais je note.

Répondre à lorgnonmelancoliqueAnnuler la réponse.

Patrick Corneau