Dans La Communauté qui vient*, Giorgio Agamben fait allusion à la parabole du Royaume du Messie que Walter Benjamin raconta un soir à Ernst Bloch:
« Un rabbin, un vrai cabaliste, dit un jour: 
Afin d’instaurer le règne de la paix, il n’est nullement besoin de tout détruire et de donner naissance à un monde totalement nouveau; il suffit de déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou cette pierre, en faisant de même pour toute chose. Mais cet ‘à peine’ est si difficile à réaliser et il est si difficile de trouver sa mesure qu’en ce qui concerne ce monde, les hommes en sont incapables, c’est pourquoi l’avènement du Messie est nécessaire. »
Les choses sont juste légèrement déplacées pour produire le royaume de la paix. Cette transformation minimale, juge Agamben, ne s’opère pas dans les choses elles-mêmes mais à leur « périphérie ». Elle leur donne un aspect mystérieusement « resplendissant ». Cette « auréole » est le fruit d’un « frémissement », d’une « irisation de ses limites ». On pourrait prolonger la réflexion d’Agamben en écrivant que ce léger frémisse­ment provoque un devenir-flou qui enveloppe la chose, depuis ses marges, dans un éclat mystérieux.
Le sacré n’est pas transparent. Il se distingue au contraire par un flou. Et même une certaine opacité lui est inhérente. Opaque signifie (étymologiquement) « ombragé ». Le royaume de la paix qui vient ne s’appellera pas société de transparence. La transparence n’est pas un état de paix.
La transparence n’est pas non plus propice à la beauté. La haute définition recherchée, revendiquée par les marchands d’image, tout comme le lisse ne font pas bon ménage avec elle. Car le beau est une cachette. La dissimulation est essentielle à la beauté. Une beauté transparente serait un oxymore. La beauté est nécessairement une apparence. Elle est voilée. Tout dévoilement rompt son charme et la détruit. Le beau est donc par essence indévoilable. Autrement dit, une société assoiffée de transparence est une société pornographique. La pornographie, en tant que nudité sans voile et sans secret, est l’instance qui structure désormais notre rapport au monde.
La pornographie est l’antithèse de la beauté. Est dit beau l’objet derrière son voile, son voilement, à l’intérieur de sa cachette. Le bel objet ne reste pareil à lui-même qu’à condition de garder son voile. Dévoilé, il deviendrait « infiniment peu apparent ». Être beau, fondamentalement, c’est être voilé. La poésie, la littérature dans leurs manifestations les plus hautes sont voilées, nimbées de sens. Le voilement érotise également le texte sacré. D’après saint Augustin, Dieu obscurcit volontairement les Écritures à l’aide de métaphores, à l’aide d’un « manteau allégorique », pour en faire un objet de désir. Le beau vêtement tissé de métaphores érotise les Écritures. Le vêtement est donc essentiel à l’écriture, au beau. La technique du voilement fait de l’herméneutique une érotique. Elle maximise le plaisir pris au texte et fait de la lecture un acte d’amour. Voilà pourquoi Benjamin exige aussi que la critique d’art développe une herméneutique du voilement: « Le rôle de la critique n’est pas de soulever le voile, mais, en le connaissant comme tel, de la façon la plus exacte, de s’élever jusqu’à l’intuition véritable du beau. Jusqu’à une intuition qui ne se révèle jamais à ce qu’on appelle empathie et que n’atteint qu’incomplètement le regard plus pur du naïf: l’intuition du beau comme mystère. Jamais encore une œuvre d’art véritable n’a été comprise, à moins d’avoir été inéluctablement perçue comme mystère. Car est-il d’autre mot pour définir une réalité à laquelle, en dernière instance, le voile est essentiel? »** La beauté ne se communique ni à l’empathie directe ni à l’observation naïve. Ces deux approches tentent de lever le voile ou de regarder à travers lui. L’empathie induit des émotions qui sont impulsives, directes, vont « droit au but ». La temporisation, le ralentissement, le détour et l’allusif sont les modalités temporelles du beau et de l’érotisme. Les secrets parce qu’ils sont fondamentalement irrévélables et se referment sur un mystère sont érotiques. Percevoir le beau comme mystère ne peut se faire qu’en appréhendant le voile en tant que tel. Il faut surtout se tourner vers le voile pour connaître ce qui est voilé. Le voile est plus essentiel encore que l’objet voilé.
L’information et la communication sont par essence pornographiques. En principe, il n’est pas possible de voiler des informations. Celles-ci sont par essence transparentes, disponibles. Elles refusent toute métaphore, tout vêtement voilant. Leur discours est sans détour, sans extériorité. C’est en cela qu’elles se distinguent également du savoir, qui peut se retrancher dans le mystère. Les informations suivent un tout autre principe. Elles sont orientées vers le dévoilement, vers la vérité ultime. Les informations cachées, non divulguées, peuvent toujours être révélées. Le faire ou ne pas le faire n’est qu’un jeu de pouvoir. C’est précisément cette révélation progressive poussée jusqu’à la vérité ou la transparence qui est pornographique. Même les fake news et autres « théories du complot » ne sont qu’appels à plus de transparence, elles stimulent la pornographie ambiante.
Comme l’avait montré Jean Baudrillard, la séduction joue « sur l’intuition de ce qui dans l’autre reste éternellement secret à lui-même, sur ce que je ne saurai jamais de lui et qui pourtant m’attire sous le sceau du secret« ***. Elle est travaillée par un « pathos de la distance », disons même un pathos du voilement. Déjà l’intimité de l’amour abolit cette distance mystérieuse nécessaire à la séduction. Mais la pornographie achève de la faire disparaître: « D’une figure à l’autre, de la séduction à l’amour, puis au désir et à la sexualité, enfin au pur et simple porno, plus on avance, plus on va dans le sens d’un moindre secret, d’une moindre énigme, plus on va dans le sens de l’aveu, de l’expression, du dévoilement, du défoulement […]. » Ce n’est pas seulement le corps qui est mis à nu, c’est l’âme elle-même. La pornographie psychique si elle marque la fin irrémédiable de la séduction, n’est pas accès, épiphanie de la vérité. Elle en est un leurre. Selon Heidegger, l’événement de la vérité redéfinit ce qui est réel. Il produit une autre réalité. L’œuvre est le lieu qui accueille et incarne l’événement de la vérité. L’Éros est dévoué au beau, à l’apparaître de la vérité. C’est en cela qu’il se distingue de ce qui plaît, de ce qu’on aime (affects). L’époque en laquelle domine ce qui nous plaît, ce qu’on like, est, dirait Heidegger, une époque sans éros, sans beauté.
Que reste-t-il « alors qu’il fait nuit dans l’histoire »****? À quoi se raccrocher si nous, notre époque, sommes l’attestation d’une irrémédiable séparation? Séparation d’avec le monde, d’avec la langue, d’avec la beauté. D’autant plus séparés d’avec nous-mêmes que nous sommes plus asservis à la technique. L’obstination peut-être, « l’obstination de l’espérance »***** telle que la portent quelques voix « réparatrices » de poètes contemporains comme Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet. Seule la poésie, ce « faire de la langue », nous donne le pouvoir de recueillir des choses très pauvres, apparemment inutiles, sciemment oubliées et de les porter dans le langage. C’est cela déplacer à peine cette tasse ou cet arbrisseau ou cette pierre

* Giorgio Ambamben, La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Le Seuil,1990.
** Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe », in Œuvres, t. I, trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, 1972, p. 387-388.
*** Jean Baudrillard, La Transparence du Mal, Galilée, 1990, p. 172.
**** Yves Bonnefoy, La beauté dès le premier jour, William Blake & Cie, 1989.
***** Yves Bonnefoy, Remarques sur le dessin, Mercure de France, 1993.

Illustration: Violet Ice (Kama Sutra) de Jeff Koons, 1991.

  1. pascaleBM says:

    Très sensible à la poétique de la transparence, j’ai dégusté vos lignes. Précédées non sans humour d’une illustration dont je me suis demandé en combien de temps elle ferait fondre la glace, vu la chaleur qu’elle dégage!

    (dans mes Archives, un texte sur une statue voilée d’Empédocle. Le voile, ce qui cache et révèle à la fois, puisqu’il faut bien qu’il y ait quelque chose pour que le voile fasse son effet…. http://pascalebussonmartello.over-blog.com/
    2017/05/portrait-d-un-inconnu.html)

  2. pascaleBM says:

    Et zut! mon commentaire n’est pas passé ! si vous le retrouvez dans les coursives…
    Je lui ajoute une rectification, l’illustration n’est pas de glace (mais pourquoi l’ai-je pensé?) mais de verre, ou de cristal (qui est un verre, certes, mais si élégant qu’il en serait gâché…)

  3. Serge says:

    Je comprends mieux maintenant pourquoi il émane de ces femmes musulmanes voilées un érotisme qui met tous mes sens en émoi.

  4. pascaleBM says:

    Merci pour Spinazzi, Cher Lorgnon. C’est juste sublime d’émotion, de maîtrise et de sensualité tout ensemble. La statuaire des drapés, des plis, des fronces me donne des frissons. Et que les sujets religieux soient d’autant plus érotisés qu’ils sont mystiques n’est pas pour me froisser…

    1. Oui, mais Jeff Koons résume à lui seul la catastrophe dont je parle.
      Quant à Spinazzi, je ne peux résister à donner le merveilleux commentaire qu’en fait Guido Ceronetti dans un livre dont je parlerai prochainement:
      « Une véritable statue coupe le souffle, pourvu qu’elle se trouve dans un lieu qui ne le lui coupe pas à elle, qu’elle soit isolée dans l’attente amoureuse de quelqu’un qu’il lui faudra pétrifier de stupeur.
      A celle-ci, ils lui ont ôté la vie, son cimetière souillé.
      – Ils auraient fini par la piller, dit le Maire.
      Les voleurs, on les aurait retrouvés morts le jour suivant, et La Voilée en train de les regarder derrière son voile, comme Madame Raquin.
      Voilée : à partir du nom, le mystère s’est communiqué à tout le corps, ou il est au contraire parti du corps pour créer le nom. Elle fut sculptée à Florence par le sculptor Innocenzo Spinazzi en 1792 pour la tombe de la femme d’un ambassadeur russe sous le règne de Sardaigne (pour les spiritistes : Varvàra Belozerskaja). Madame Rosanna Maggio Serra, conservatrice du Musée municipal, qui détient désormais les clefs de son cadenas, assure qu’elle est l’allégorie de la Religion (tout comme sa jumelle de l’église florentine de Sainte Marie-Madeleine de Pazzi, beau lieu profond), mais d’après moi elle ne l’est pas, et elle me fait signe : « pas même en 1792, lorsqu’on m’installa ici, je n’étais Allégorie… » Quelqu’un, je ne sais plus quand, l’a mutilée, on ne fera jamais assez l’éloge de ces sadiques qui amputent les statues, en ravivant leur vérité cachée grâce au manque, à l’appauvrissement. Le fait d’être à ce point usée et battue par la vie rend La Voilée de Turin supérieure à celle de Florence, et si celle-ci incarne la Religion, l’autre est la Mort.
      Houle de plis, élan : presque la petite fille de la Niké de Samothrace du Louvre, la vie lui parvient directement du feu souterrain qui nourrit les douleurs des ombres. Le voile est à ce point pressé sur son visage que ses plis en adoptent les traits : il voile les yeux, le nez, la bouche, voile le pharynx, les amygdales, tout, pour donner à voir que tout n’est que voile, voile de Mort. Le voile est immobile : aucun souffle ne monte des flancs glacials pour l’agiter devant la bouche sigillée. Non Belozerskaja mais Perséphone.
      Quels souvenirs as-tu, ô Voilée, de l’explosion de la Poudrière ? Tu étais là. Et combien de cholériques as-tu vus ou ensevelis ? Pendant qu’on discute (ce qui n’intéressait pas la Mort) de la destination culturelle de l’ancien cimetière désormais repeint, les galeries bien brossées, le charnier mis hors de portée de la voix d’Ézéchiel, les pierres tombales frottées au chlore, cent bustes supplémentaires en train d’arriver, d’autres déjà là et pour lesquels il n’y a pas de place, bustes de Bienfaiteurs de l’asile psychiatrique, de Botanistes, d’Astronomes, de Magistrats… La Voilée se fend en deux et tombe en miettes, comme du plâtre. » (extrait de « Promenade avec le Maire », in Petit enfer de Turin, Editions Fario, 2018).

  5. pascaleBM says:

    Merci pour ces lignes.
    Cela fait longtemps déjà -d’aucuns appellent cela procrastination- que je reporte le moment d’écrire le premier mot qui entrainera les suivants pour dire comment j’eus, en effet, le souffle coupé, et j’ajoute les frissons, la vraie chair de poule -alors qu’il devait faire au bas mot 35° dans un « musée » petit et isolé -au sens courant et selon l’étymologie- pour la statue grecque d’un éphèbe, retrouvée à la fin du XXème siècle totalement par hasard, elle date probablement du Vème avant JC. Peut-être venez-vous, Cher Lorgnon, de me donner la pichenette, la chiquenaude qu’il me fallait. Peut-être aussi avez-vous deviné de quoi je parle.
    Une autre statue -puisque nous voilà échangeant nos coups de cœur et de chefs d’œuvre- pour laquelle, au-delà de l’émotion, j’ai de la tendresse : La Sainte Cécile de Stefano Maderno -1599- dans la Basilique éponyme, Rome (Trastevere).
    Enfin, ce qui est passé pour une question sérieuse -mais tant mieux ça nous vaut le bel extrait- était dans mon esprit une boutade, quelque chose comme : désolée si j’ai fait une bourde, peut-être ne fallait-il pas dire que Spinazzi l’emporte sur le Koons … dans un lissage généralisé des goûts, l’interdiction intégrée à un point insoupçonné d’envisager qu’il puisse y avoir une hiérarchie de l’émotion esthétique, puisque tout-se-vaut-n’est-ce-pas? Et, si l’on veut bien me croire, mon attachement (c’est pas le bon mot) à l’art contemporain est profond.

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Patrick Corneau