Voilà un livre extraordinaire. N’écrire pour personne de A. L. Snijders est sans doute le livre le plus amical que j’ai lu depuis longtemps. Un livre plein d’une humanité modeste et surtout intelligente (car il y a tant de livres regorgeant d’une humanité bébête et moutonnière…). Autre élément de surprise, j’ai rencontré une sorte d’alter ego de plume! Idéalement la manière dont A. L. Snijders tourne ses petits textes est exactement ce que j’aimerais pouvoir faire, si le talent m’en était donné. Une manière de dire sans y toucher, d’effleurer un sujet grave en regardant ailleurs, de vous laisser, vous lecteur, sur une une interrogation, parfois même une vague impression, qui ne cessent de vous travailler au corps car vous sentez qu’il y a là une clé qui ouvre… Quoi? C’est là que Snijders est très fort: it’s up to you! C’est à vous de le découvrir. Bref, Snijders est au plus près de cette sprezzatura sans laquelle il n’y a pas de grand art. Snijders est parfois si imprévisible, si extravagant qu’on se demande s’il ne nous mène pas en bateau (sport qu’il pratique) en mêlant fiction et réalité – un principe que, du reste, j’affectionne avoue-t-il page 224. On comprend mieux sa manière quand il se met à disserter sur l’anacoluthe et défendre cette figure de style qu’il ne dédaigne pas pratiquer au besoin.
Mais qui est cet écrivain très discret qui aime que les choses simples soient incompréhensibles ou qui pense qu’une phrase est comme un couteau tranchant?
Né à Amsterdam en 1937, aujourd’hui professeur à la retraite et ancien journaliste reconnu pour ses colonnes bien senties, A.L. Snijders (de son vrai nom Peter Cornelis Müller) quitte durant ses jeunes années l’Académie des beaux-arts pour étudier la littérature. Dans les années 1970, après avoir enseigné dans une école de police (!), il laisse derrière lui Amsterdam pour rejoindre l’est des Pays-Bas, près de la frontière allemande où il s’installe avec sa femme et ses cinq enfants. Là, l’ex-professeur vit au cœur de ce qu’il appelle une « ménagerie hippie », pleine de livres, d’animaux et de fantaisies, où ses écrivains préférés sont, entre autres, Nescio, Gustave Flaubert, John Cheever, James Salter, J. D. Salinger.
En 2001, à soixante-quatre ans, A.L. Snijders initie un rituel, celui d’écrire pour ses proches un texte en une demi-heure, une heure, quotidiennement, sans parfois se relire ni changer un mot. C’est une sélection de ces textes inimitables par la liberté de leur forme que nous propose N’écrire pour personne, de toutes petites histoires admirablement traduits par Guillaume Deneufbourg qui a su garder leur cocasserie et brio de « fusées » littéraires. On apprend au fil de ces micro-textes (à peine plus d’une page) que Snijders est un peu anarchiste, social-libéral mou, dadaïste quand cela l’arrange, défenseur de la nature plus sentimental qu’idéologue (il a des chiens mais surtout des poules qu’il chouchoute comme un père ses filles), qu’il a des arrière-petits-enfants, fait du vélo comme tout néerlandais, et bien sûr du camping-caravaning en France, etc. On l’aura compris, avec ces « toutes petites histoires » qui empruntent à la fable, au journal intime, au conte, au blog, à la poésie en prose ou à la micronouvelle, A.L. Snijders réinvente la forme courte pour en faire le cœur d’une œuvre authentiquement atypique, véritablement singulière. Ces collections de fulgurances entre confession autobiographique et anecdotes surréalistes ont été récompensées par le prestigieux prix Constantin-Huygens en 2010.
(extraits)

LES MÉTAUX LOURDS
En 1986, un homme et une femme s’avancent sur ma propriété. Ce ne sont pas des Témoins de Jéhovah, mais des fonction­naires municipaux. La femme travaille à l’Environnement, l’homme pour un autre service. Ils me demandent de jeter un œil à mon hangar, ils recherchent des métaux lourds. Ma femme les invite à revenir une autre fois (et à prévenir avant), quand son mari (je) est (suis) à la maison. Ils reviennent après plusieurs semaines, sans prévenir. Je ne suis pas à la maison. Ma femme leur dit qu’ils ne peuvent voir mon hangar qu’en ma présence. La troisième fois, ils téléphonent, je décroche. Ils me demandent si je suis en possession de métaux lourds. Je leur dis que j’ai une lourde charrue en métal et un tracteur, encore plus lourd. Nous convenons d’un rendez-vous pour une inspection, mais ils ne reviennent pas.
Buñuel considère l’information comme l’un des Cavaliers de l’Apocalypse. Robert Graves écrit en 1929 dans Adieu à tout cela: « Il est fort peu pratique d’être né à l’époque du moteur à combustion interne et de la dynamo électrique, et de ne rien y comprendre: un vélo, une cuisinière Primus et un fusil marquent les frontières de mon entendement technologique. » Je crois personnellement que très peu de gens comprennent les choses telles qu’elles sont. Le plus grand nombre doit composer avec son imagination. Nous inventons la réalité, que nous atta­chons à celle du voisin. Avec du chewing-gum, à coups de mots. Nous pouvons ainsi parler des ordinateurs, des dictatures, des cellules cancéreuses, des métaux lourds ou de l’impact de cette météorite dans le Yucatán qui a causé tant de soucis aux dino­saures.

LA VOILE
Quand j’étais jeune, j’allais faire de la voile sur les lacs de Hollande-Méridionale, mais je me demandais toujours pour­quoi je le faisais. J’avais le pressentiment que faire de la voile n’avait aucun sens – vous n’allez nulle part. Je ne pouvais pas continuer à me mouvoir ainsi dans un monde fait sim­plement d’allers-retours, j’avais besoin d’une destination à atteindre. Maintenant que je suis âgé, je fais de la voile sur le lac Ketelmeer et plus rien ne me dérange (en dehors du fait que la vie est très chère).

N’écrire pour personne de A.L. Snijders, Éditions de L’observatoire, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie de Merlijn Doomernik / Éditions de L’observatoire.

  1. serge says:

    Le titre est surprenant et me rappelle que bien plus de livres doivent davantage leur existence au besoin d’écrire d’une personne qu’au besoin de lire de quiconque.
    Et justement, je trouve que le titre n’est pas approprié au réjouissant petit texte « la voile ».

    1. Oui, en littérature il n’a pas de clientélisme, pas de lectorat en attente, je ne suis même pas sûr qu’il y ait un « public ». Un livre est une bouteille jetée à la mer, elle fera l’aubaine de quelques-uns qui vous lirons – il n’est pas sûr que tous lisent ce que vous avez écrit ou pensez avoir écrit… « Ecrire pour personne » est donc la (seule) garantie de pouvoir écrire pour quelques-uns.

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Patrick Corneau