Voilà un livre délicieux, un bijou, une rose posée sur le tout-venant de l’édition. Encore une fois les Éditions de la revue Conférence ont fait fort, car l’objet du livre est aussi beau que le livre-objet!
L’objet du livre
Avez-vous remarqué que les tenues vert-jaune fluo des agents de la voirie sont invisibles dans nos rues? L’éclat fait aussitôt barrière: circulez, rien à voir, juste des balayeurs… Ils font partie du « mobilier urbain ». À Fribourg, en Suisse, la combinaison orange ne les rend pas plus visibles. Un seul fait exception, fait tache dans la cité grâce à la rose fraîche attachée quotidiennement à son chariot d’ordures. Michel Simonet balaie avec plaisir – oui, je dis bien: avec plaisir – les rues de sa bonne ville de Fribourg depuis vingt-neuf ans. Il raconte sa vie, une vie simple qui ne triche pas, dans une centaine de pages pleines de foi, de joie, d’humour, de talent. Un livre un peu « foutraque » entre poésie et poème en prose ne ressemblant à rien, sauf à ce dont il traite: un homme, son métier, sa ville.
Michel Simonet est un drôle de citoyen: 54 ans, père d’une famille de sept enfants, il aurait pu devenir théologien, enseigner, profiter de ses études (titulaire d’un master latin-grec), mais il a choisi, il y a près de trente ans, de devenir balayeur de rue, après avoir découvert cette « vocation » pendant un mois d’été, comme étudiant.
On pourrait tiquer sur ces improbables attelages oxymoriques: cantonnier-écrivain, voirie-poésie, balai-rose… et pourtant rien que des choses humaines, aussi élémentaires que le conducteur-de-bus-poète du film Paterson de Jim Jarmusch. Peut-être nous faut-il des balayeurs de rue, des conducteurs de bus pour faire émerger la poésie là où l’on ne pensait pas devoir la trouver? Pour nous faire voir la beauté cachée de toute chose? A travers une succession de scènes et de portraits entre poésie et sagesse, Une rose et un balai propose une réflexion tendrement ironique sur nos façons de vivre et de nous comporter. L’homme étant essentiellement un producteur de déchets (input-output), c’est bien au raz du macadam qu’on peut voir le fond de sa nature: « dis-moi comment tu salis et je te dirai qui tu es! »* Et Michel Simonet en voit de bien belles! Son œil amusé mais parfaitement lucide ne juge jamais. On est même impressionné par la compassion de cette sorte d’anti-people, haut personnage qui vient de tout en bas pour amener la parole de ceux (clochards, sans-abri, toxicomanes, personnes seules…) à qui on ne demande jamais de s’exprimer. Michel Simonet pousse son « char » dans tous les quartiers, les plus huppés comme les mal famés, jamais seul, il sent même Dieu tout proche de lui: « Oui, je suis un balayeur chrétien, et Dieu est lui aussi près du sol, des gens, familier, fraternel, camarade. »
Après les horizons parfois trop larges des épopées de la route, ce petit livre plein d’humour et de discernement réinvente l’aventure au coin de rue, à savoir une « poésie de la voirie », attentive à tous les gestes quotidiens et propice à des méditations inattendues. À lire Michel Simonet, on comprend ce qu’il y a de profond, nécessaire et pacifiant dans un geste aussi simple et universel que balayer. Où que l’on soit, un léger raclement entendu aux petites heures et l’on se sent à la maison… Geste quotidien et exotique. J’ai encore en tête le léger et poétique chuintement que faisait le grand balai du ramasseur de feuilles sur le gravier des allées du sanctuaire shintô Meiji-jingū à Tokyo.
Une rose et un balai frise les 12 000 exemplaires vendus dans l’édition suisse et a été traduit en allemand chez Nydegg. Succès que Michel Simonet explique ainsi: « C’est universel. Chacun y trouve son compte, car ça touche les gens. J’écris dans un français bipolaire. À la fois académique et de rue. Ça parle aux gens, parce que je parle à tous les gens, du clochard comme au conseiller d’État, je suis à un carrefour. » Pour ma part, je dirai que c’est un livre euphorisant qui apporte de la joie, un livre-baume pour le cœur.
Le livre-objet
Les Éditions de la revue Conférence nous ont habitué à des titres de qualité à travers leurs différentes collections. Ce petit livre qui vient enrichir la collection « Choses humaines » n’échappe pas à la règle, on peut même dire qu’il est un must: un volume de 168 pages au format 13,3 x 20 cm, imprimé sur un beau papier ivoire Arcoprint 90 g. par les Grafiche Veneziane. Mais surtout une mise en page très réussie, rythmée avec les élégants dessins et vignettes de Pierre Dupont.
Si une hirondelle ne fait pas le printemps, Une rose et un balai en est un bel avant-goût…

* À rapprocher d’Alexandre Vialatte: « L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau. »

« Je remarque que la lenteur, qui n’est pour moi rien d’autre que le rythme fondamental de l’humanité, est devenue un luxe paradoxalement nécessaire et vital par les temps qui courent, qui nous entraînent plutôt qu’ils ne nous portent. On perd en teneur ce que l’on gagne en vitesse, et cette vitesse que l’on atteint semble actuellement beaucoup plus intéressante que la direction que l’on prend. Pourtant, le cheminement compte tout autant que la destination, et la méthode que la formule finale. On peut comparer la vie à une plaque de cuisinière. Il y a d’autres chiffres tout aussi intéressants et utiles que le 0 ou le 9 pour concocter un plat ou réussir une recette d’existence sereine et à contre-courant. Lenteur n’est pas fainéantise, nonchalance ou immobilisme. Elle permet tout bonnement la calme organisation, le regard en arrière pour ne rien oublier dans la rue, tas ou papiers, elle ralentit l’effort, mais pour mieux le répartir, elle déstresse et mène ainsi plus sûrement toute activité à son accomplisse­ment. Elle confère une stabilité qui aiguise l’œil, apprend l’observation qui mène à l’observance, enseigne à faire face et de fait empêche la fuite. Peur et rapidité, lenteur et courage, l’écrivain latin Tacite les couplait déjà.
Prendre son temps est un moyen de ne pas le perdre, et nous accorde de vivre l’instant pré­sent de manière à le capter pleinement et le stoc­ker dans sa mémoire comme un écureuil le ferait pour ses provisions hivernales, les savourant dans la durée et les transfigurant en souvenir fécond. » (pp. 126-127)

Une rose et un balai de Michel Simonet, collection « Choses humaines », dessins de Pierre Dupont, Éditions de la revue Conférence. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie ©My Big Geneva / Éditions de la revue Conférence.

  1. serge says:

    Cela confirme une théorie bien connue:
    Tout temps gagné grâce à la vitesse n’est pas utilisable pour le bonheur.

Répondre à sergeAnnuler la réponse.

Patrick Corneau