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On ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas toujours rester au même endroit

Rien de plus ennuyeux qu’un récit de voyage. Moins pire qu’une séance de diapos (ou un PowerPoint) « Mes vacances en Grèce »… Mais tout de même. Élisabeth Foch-Eyssette, voyageuse au long cours le sait bien, elle qui craint de devenir un « exploraseur ». Elle sait que seuls les mauvais souvenirs, les ratages, les désastres retiennent l’attention du public – la catastrophe fait tendre l’oreille, on sait cela depuis Homère. Ecuador de Henri Michaux est un chef-d’œuvre parce que c’est le grandiose récit d’un flop total. Les bons moments sont littérairement tièdes, on les garde pour soi, domaine privé – circulez, rien à voir! À moins que. À moins qu’on ait l’œil et un talent de plume. Qu’on ait cette sorte de regard photographique qui, lors d’une rencontre, d’un événement, d’une péripétie, sait en concentrer l’intérêt, le cocasse, le charme, la poésie dans une fulgurance, un raccourci qui nous fait dire: « tiens! », ce que Barthes en photographie appelait le punctum (« ce qui dans la photo me point »). Élisabeth Foch-Eyssette a ce talent. Et surtout, elle sait organiser, orchestrer ce talent, le mettre en scène à la manière de la grande poétesse japonaise Sei Shônagon dont elle admire les Notes de Chevet. L’admiration donne des ailes à l’inspiration, alors Élisabeth Foch-Eyssette « se prend à rêver qu’(elle) pourrait classer son livre avec gratitude dans les
                                          chose qui inspirent
                                          par-delà le temps et les frontières »
Cela donne cette suite de « choses qui… », florilège choisi de souvenirs de voyage au titre très taoïste où l’auteur jongle entre ses instincts nomades et sédentaires, entre joie de la rencontre et peine de la séparation, entre choses que l’on regrette et celles qui vous appartiennent pour toujours. Et comme l’auteur est aussi photographe, cela donne un double plaisir de lecture.
Mais laissons Elisabeth Foch-Eyssette donner son « idée » du voyage, car l’important n’est pas le voyage mais la manière dont on voyage (et l’on imagine bien qu’elle à l’extrême opposé du tourisme):
« Voyager, c’est:
confronter « son » monde au monde;
se découvrir tel qu’on est lorsqu’on n’est pas chez soi; faire usage de ses cinq sens, mêler saveurs et savoirs; être heureux d’arriver quelque part puis soulagé d’en partir – pourtant le lieu n’a pas changé;
tendre l’oreille à l’esprit des lieux: s’il vous dit de déguerpir, surtout ne pas le contredire;
accepter qu’on ne pourra jamais tout voir, tout connaître: on sera toujours incomplet d’un bonheur volé à une étape encore inconnue;
aller voir et laisser dire. »

Bien des remarques d’Élisabeth Foch-Eyssette sur le voyage pourraient être transposées quasi littéralement à la lecture, le lecteur et le voyageur sont mêmement des découvreurs et, avec le temps, pays parcourus et livres lus finissent par se fondre en une seule entité: « Avec le temps, tous les pays parcourus se fondent en un seul. Voyages, souvenirs, rêveries, projets ne se distinguent plus et forment un territoire intérieur qui ne cesse de s’étendre. Exactement comme un livre fait naître un espace mental que l’on confond, au fil des pages, avec la réalité.
En Himalaya, à la lecture de Moby Dick, j’ai vu des rochers se métamorphoser en de gigan­tesques baleines et j’ai pris les tourbillons de poussière soulevés par les yacks pour le souffle du mythique cétacé. »
Ce qui plaît chez Élisabeth Foch-Eyssette est un don certain pour conjoindre, conjuguer ce qu’habituellement nous tenons pour séparé: voyage et littérature bien sûr, mais plus largement, le choc du dépaysement et le goût du chez soi*, l’extraordinaire et l’habituel, l’extravagant et le routinier, la sophistication et l’élémentaire, la beauté et la laideur. Je sais bien que le « et en même temps » est à la mode, mais on voit bien qu’il s’agit plus que de cela: de la tentative d’échapper aux enfermements binaires, de s’extraire du ping-pong manichéen, d’une sortie vers le haut, vers l’ouverture et l’acceptation. En fait, pour le renoncement au jugement qui enferme, déprécie, dévalorise et opter pour le goût, l’expérience du Divers qui enrichit et magnifie l’existant (l’Exote selon la définition de Victor Segalen). La terre, la nature et le ciel sont inévaluables, indemnes d’opinions donc inaccessibles au jugement. 
Dans le travelogue d’Élisabeth Foch-Eyssette, je n’ai rien trouvé qui se rattache à la langue du groupe qui parle dans l’arène, qui hurle, qui juge et qui lynche. Il y a quelque chose de non-contemporain dans ces nouvelles du monde, jadis si beau, et dont Élisabeth Foch-Eyssette nous rapporte les derniers éclats avec des accents parfois cendrarsiens. Quelque chose d’intempestif, d’intemporel qui n’appartient qu’à ceux qui font un pas de côté vis-à-vis du moderne. On comprend alors pourquoi ce livre inhabituel, « loin de la route sûre » de la globalisation, s’ouvre avec une dame d’honneur du XIe siècle et se clôt avec un maître chan de la dynastie des Tang des VIe-Xe siècle. Contrairement à Sei Shônagon qui, dans un élan de modestie bien japonais, se lamentait que ses notes « aient vu le jour », réjouissons-nous que celles d’Élisabeth Foch-Eyssette aient leur place dans la belle collection « La rencontre » créée et animée chez Arléa par Anne Bourguignon. Ainsi, si « un voyage se fait toujours trois fois » (en rêve, sur la route, puis dans le souvenir), l’heureux lecteur a le privilège d’une quatrième!

* La partie « La maison » qui fait le contrepoint à « Ailleurs » et occupe la moitié du livre, n’est pas moins savoureuse, car seuls ceux qui se sont éloignés loin et souvent peuvent célébrer les joies du retour, la douceur du foyer – tout en sachant que l’inconnu commence « au fond du jardin » et que « c’est ‘à la maison’ que germe l’élan des premiers départs. » La maison c’est la case départ de la découverte, de l’expédition, de l’excitation, de la suffocation du premier jour où le monde s’ouvre.

On ne peut pas toujours voyager mais on ne peut pas toujours rester au même endroit, Élisabeth Foch-Eyssette, Collection « La Rencontre », Éditions Arléa (sortie le 8 mars). LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Photographie de Bernard Plossu extraite de « Le Jardin de pierres » avec des textes d’Elisabeth Foch-Eyssette, Filigranes Editions 2013 / Éditions Arléa.

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Patrick Corneau