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Les états et empires du Lotissement Grand Siècle

S’il fallait caractériser le genre littéraire auquel se rattache Les états et empires du Lotissement Grand Siècle, Archéologie d’une utopie de Fanny Taillandier, je dirais le genre « mauvais genre », puisqu’il défie les classements habituels, fuit par tous les bouts, empruntant à la fiction, le récit d’anticipation (tendance post-apocalyptique), la dystopie, le roman policier, roman noir, poème en prose, tout en pastichant les formes littéraires du Grand Siècle (l’échange épistolaire, le récit de voyage, etc.). Multiplier les genres, les codes, les thèmes, voilà une des grandes originalités de ce texte qui hésite, oscille entre fiction et non-fiction.
Voyons ce que recouvrent ces états et empires.
Des hommes de l’avenir, qui explorent un lotissement pavillonnaire en déshérence (à 16 km au sud-ouest de Versailles), essaient de comprendre pourquoi les lotissements – la création urbaine et architecturale la plus en vogue de la seconde moitié du XXe siècle – ont connu un tel succès. Quel idéal, caché dans cette forme d’habitat venue des États-Unis, a réussi à ce point? Pourquoi? Qu’est-ce qui en a fait l’extraordinaire adaptabilité et résistance? Quelle utopie politique a présidé à leur réalisation?
Ces habitants de nulle part – ce sont des nomades – font ainsi l’archéologie du rêve d’une maison à soi, où reconstituer une vie qui rassemblerait tous les traits d’une Arcadie à la fois familiale et communautaire, fondée sur l’égalité et la propriété.
On sait qu’il n’en a rien été. Aujourd’hui, devenu le repoussoir absolu, le « cauchemar pavillonnaire » a finalement basculé dans le néant. Nul mépris aristocratique dans ce portrait mi-grinçant, mi-ému d’une utopie et du douloureux réveil qui a suivi son effondrement. Nulle fascination non plus, mais un recul critique doublé d’une certaine empathie à la Georges Perec pour notre quête naïve d’un habitat idéal.
La réussite de ce livre réside donc dans un double regard: celui des futurs rescapés de l’apocalypse (survivants du « grand fracas »), hommes nomades qui explorent un monde où « l’économie politique du signe » (car il est fait explicitement référence à Jean Baudrillard) n’a laissé derrière elle que ses déchets; et celui des hommes d’aujourd’hui s’épuisant dans la recherche d’un confort qui voudrait être le dernier mot de l’Histoire. Entre les lignes de cette démonstration hautement ironique, Fanny Taillandier montre que le prix à payer de la sédentarisation est finalement une forme de servitude domestique, d’abaissement petit bourgeois dans une vie faite d’ennui, de vide et de mauvais goût. Et que son refoulé n’a d’égal que la violence matérialisée de jour en jour par la montée d’une entropie sociale toujours plus toxique, toujours moins contrôlable. Autrement dit, être quelque part (s’établir/to settle), c’est produire de la richesse, donc de la violence et l’obligation d’en rendre compte à ceux qui errent, transitent, nomadisent. Finalement, c’est un certain rapport au sol dont la mutation est lue à travers ce « regard » sur le lotissement pavillonnaire. Quelque chose d’absolument inédit s’est joué là au XXe siècle: un certain stade de l’économie de production, ainsi qu’un stade de l’information ont étrangement fusionné et ont rendu les individus étrangers à leur terre, les ont déracinés pour en faire bel et bien des nomades séjournant « nowhere », car en tant qu’écoumènes, le camp de réfugiés a la même identité et fonction que le lotissement…
On est saisi par le brio de cette méta-fiction polyphonique autour d’un grand rêve urbanistique qui, au fond, vise à dénoncer une intemporelle histoire de la violence politique. Dans un entretien** Fanny Taillandier a commenté son livre ainsi: « Si cauchemar il y a, il n’est pas pavillonnaire, il est politique. C’est le pouvoir politique, qui fait le lien entre guerre, richesse et sol. Tout cela a été décidé par des gens qui s’arrogent des monopoles, sur l’information, sur la production, sur le sol et sur la violence. C’est un constat que l’on peut faire tous les jours. Toute la question du livre (et pas seulement du livre) est: jusqu’à quand considère-t-on que c’est supportable? »
Fanny Taillandier est écrivain et critique, elle a reçu le prix littéraire des Grandes Écoles pour son premier roman Les Confessions du monstre (Flammarion, 2013), elle vient d’obtenir le prix Fénéon 2017 pour ce singulier roman expérimental*. C’est tout dire.

* « excitant à lire, subtil et très intelligent » a estimé le jury dans un communiqué.
** entretien par écrit avec Xavier Boissel pour D-FICTION, mai 2017.

À lire: analyse phénoménologique du parpaing selon Fanny Taillandier!

Les états et empires du Lotissement Grand Siècle, Archéologie d’une utopie de Fanny Taillandier, Collection Perspectives critiques, PUF, 2016. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Plan du Lotissement Grand Siècle, PUF.

  1. pascaleBM says:

    Tout cela a surtout été décidé par des gens qui n’habitent pas et n’habiteront jamais dans ces lotissements. ah! ces politico-économico-commerciaux-entrepreneurs qui pensent pour les autres en pensant surtout à ce que ça va leur apporter, leur rapporter…

  2. Serge says:

    La personne au revenu suffisant veut habiter dans une maison avec un garage et un jardin autour délimité par un mur et une haie. Cet habitat contribue au mitage du paysage, à l’extension de lotissements construits sur des terres agricoles, à l’augmentation des distances pour aller bosser, au trafic auto. En anglais ils ont un mot pour ça: sprawling.
    Ses grands-parents habitaient dans des centres villes ou dans des petits villages dans des habitats minuscules, sombres, sans salles de bain.
    Le lotissement est l’avènement de la démocratie, du confort pour tous, de la croissance, du loisir, de TF1, de Naguy, de Hanouna.

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Patrick Corneau