Un ami de Tokyo, linguiste fort savant et philologue renommé, parfait francophone et francophile fervent a rapporté sur son blog* l’anecdote suivante.
Lors d’une conversation avec un ami médecin exerçant à Paris, celui-ci lui a parlé du mode de discussion qui se pratiquait entre les médecins stagiaires africains (Maliens et Nigériens, pour la plupart) venant travailler sous sa direction à l’Hôpital Saint-Louis.
Je cite:
« Selon lui (l’ami médecin), leur discussion se déroulait dans leur langue (en bambara), sans recourir à la négation. Le procédé consiste, comme dans la tradition du palabre, à répéter presque mot pour mot chaque argument de l’interlocuteur. Répéter, c’est avouer d’abord que l’on admet l’opinion de l’autre. Mais, l’attention est toujours portée, des deux côtés, sur de petites différences qu’il pourrait y avoir entre ce que l’un dit et ce que l’autre répète. L’essentiel de la discussion se focalise justement sur cette série de petites différences. C’est là que réside la divergence d’opinions des deux antagonistes. Ces répétitions mutuelles se perpétuent longuement, à loisir, avant d’aboutir à une conclusion.
Une discussion se compose donc, en bambara, de multiples affirmations qui peuvent différer légèrement les unes des autres. La différence de vue se présente alors sous un aspect doux, anodin, guère péremptoire. Jamais ici ne s’impose la négation tranchante, radicale. L’important, c’est de se rendre compte de ces légères différences entre plusieurs répétitions. Et les deux opinions, à force d’être répétées, convergent finalement sur un point.
(…) Il est inimaginable qu’il y ait une langue qui soit totalement privée de moyens de la négation. Mais cet exemple montre combien la discussion (ainsi que la langue) peut, sans tomber par là dans le verbiage ou l’écholalie, se passer de négation catégorique. Ce mode de discussion a pourtant des inconvénients évidents: il faut du temps. Mais cette nécessité est largement compensée par le fait qu’on peut espérer établir un accord presque idéal entre deux opposants. Ainsi, la culture bambara nous apprend, à nous autres modernes pressés, que la langue peut être dépourvue de négation. »

Cette anecdote rapportée par mon ami Tokyoïte m’a paru d’une grande profondeur. Elle a la portée d’une fable.
D’abord, je pensais que seul le langage iconique n’inclut pas la négation. Il apparaît donc que, dans certaines langues, la négation peut être affectée dans l’usage, par l’usage d’une marque indubitablement euphémistique. Ensuite, dans cette histoire, l’élément décisif est le facteur TEMPS. Avec le temps, comme le dit la chanson, certes « tout s’en va » mais l’inattendu et même le meilleur peuvent aussi surgir: un consensus, un accord, une réconciliation, une harmonie. Le temps arrondit les angles, dilue l’intensité. Les idées à force de s’entrechoquer, finissent par s’égaliser, comme les galets avant de devenir des grains de sables… Nous sommes tenus de trancher** en toute circonstance. Que n’avons-nous la « Patience et longueur de temps » de la fable de Jean de la Fontaine! Sans doute nos vies et relations en seraient notablement pacifiées – en tous domaines. Rêvons de politiques ou de diplomates formés à cet art de la palabre… De fait, plus on va vers le sud de l’Europe, de la Méditerranée, plus la durée s’invite dans les pratiques les plus quotidiennes de la vie. Avec de grands bénéfices: dédramatisation, oubli salvateur, bonification.
Voilà un trait de sagesse dont il serait avantageux de faire notre profit si tant est que nous soyons aptes à sortir de notre « nosocentrisme » anthropologique ou égocentrisme culturel*** et, surtout, capables de ralentir le rythme effréné de notre « mobilisation infinie » comme dit Sloterdijk, vouée à l’accélération des flux et à la pleine vitesse qui s’exerce contre le sens car « le sens est lent ».
A bon entendeur, salut!

Philologie d’Orient et d’Occident (http://xerxes5301.canalblog.com)
** Autant en niant qu’en affirmant (péremptoirement), influencés en cela par les médias qui ne connaissent que le régime du « tout ou rien ».
*** À méditer cette anecdote (ou plutôt fable) rapportée par Gérard Macé: au cours d’un congrès qui réunit des Africains et des Européens, chacun essaie de faire comprendre à l’autre son mode de raisonnement. Un Européen prend pour exemple le syllogisme: « tout homme est mortel, je suis un homme, donc je suis mortel », à quoi réplique un Africain sur le même mode: « Il pleut et il fait soleil en même temps, l’éléphante va accoucher. »

Illustration: arbre à palabres au Sénégal.

  1. pascaleBM says:

    Grâce à vous je viens de passer un temps certain à la durée incertaine, à lire plusieurs billets de « Philologie d’Orient et d’Occident » blog que je viens de « favoriser » dans la liste -très réduite- de ceux que je consulte quotidiennement!

    Je dirais bien, usant de ma tendance obstinée au commentaire vétilleux, que la pertinence de la question de la négation, sur le plan strictement linguistique, montre qu’on ne peut quitter si facilement la structure grammaticale qui nous fait. Car la question est posée DEPUIS et DANS une langue -ou d’un type de langues- pour laquelle la négation EST structurante. Ce qui fait dire que la négation est « absente » dans l’autre, ou dans les autres… prenant pour point de départ et de mesure notre propre relation au monde par la langue qui nous habite et nous colle à la peau. C’est pourquoi je suis profondément convaincue, qu’à l’exception de quelques authentiques bi et tri lingues voire plus, nous resterons toujours extérieurs à tout autre mode d’ex-pression linguistique hors celui dont nous usons spontanément, dans les deux sens de ce mot. Mais cette ‘extériorité’ est une richesse, par elle nous pouvons accéder aux subtilités et fonctionnements des autres langues, dont les usagers habituels n’ont parfois pas la moindre idée… (trop vite, tout ça, trop rapide!) et non une occasion de se flageller ou de se culpabiliser de ce que nous « manquerions ».
    Il y a quelques années tout au plus, le sujet de l’agrégation de philosophie, était « La négation ». Redoutable question sous cet éclairage. On m’avait offert (la générosité des universitaires) de faire un cours devant quelques impétrants. Je n’avais pu éviter la question linguistique, même si elle n’est pas ici le cœur de cible. Mais enfin, quand Hume dit « tout ce qui est peut ne pas être », s’il ne s’agit pas seulement du pouvoir d’une catégorie grammaticale, impossible de l’éviter pour penser la capacité de notre esprit à dépasser, en le niant, le réel lui-même. C’est aussi l’enjeu du statut de la connaissance. Bref -le mot commence à sentir le mensonge- du Platon du Sophiste à l’usage philosophique de la métaphore, qui dit sans dire ce qu’elle dit, je me suis… passionnée.

  2. Entièrement d’accord avec vous! Heureux les bi, tri, …lingues qui ont la chance d’avoir la faculté comparatiste des régimes des langues et de pouvoir accéder à une certaine « extériorité ». Oui, comme vous le rappelez « cette ‘extériorité’ est une richesse, par elle nous pouvons accéder aux subtilités et fonctionnements des autres langues, dont les usagers habituels n’ont parfois pas la moindre idée… et non une occasion de se flageller ou de se culpabiliser de ce que nous « manquerions ». » De ces richesses, nous pouvons, néanmoins, tirer quelques enseignements pour remédier au travers issus de notre propre « enfermement » (clôture) linguistique. N’oublions pas que l’échec de Babel est aussi une invitation à ne pas craindre de converser avec d’autres langages, à s’ouvrir à d’autres traditions. Dans un contexte de mondialisation où la diversité culturelle est menacée par le « globish », dans un monde où certains tentent d’imposer le régime de la pensée unique, il est plus que bienvenu de se souvenir que Dieu a voulu la diversité et le multiple…

  3. pascaleBM says:

    Ah! le globish… Je ne crois pas que Dieu l’ait voulu, c’est vraiment trop laid!
    Je vous souhaite une journée de Noël luminescente et radieuse, quelle que soit la grisaille ‘extérieure’….

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Patrick Corneau