Comment ne pas se sentir interpellé, interloqué, questionné, touché par « le cri rauque du veuf »?

« L’hiver remonte à la plus haute antiquité. Il y eut même une période glaciaire pendant laquelle il durait toute l’année. La France était couverte de neige. On ne voyait plus que les coqs des clochers. Le mammouth s’ébrouait autour. On a retrouvé des œufs de mammouth jusqu’au bord de la nationale 7.
Les rigueurs de l’hiver ne sont pas moins anciennes. Chyme le Bronchitaire, dans ses Lettres des champs, nous décrit les mouve­ments rythmiques par lesquels il essaie, dans sa maison de campa­gne, de réchauffer ses membres engourdis, en sautillant d’un pied sur l’autre sur la froide mosaïque de son tepidarium. Il est navrant de voir sautiller d’un pied sur l’autre sur une mosaïque historiée un homme si grave et si savant. Telles sont pourtant les rigueurs de l’hiver.
Naguère encore, quand les maisons avaient une cheminée, le vent s’y engouffrait en grondant. Il apportait l’appel plaintif du célibataire, les hurlements du loup, le cri plus rauque du veuf. Les gens soufflaient sur trois tisons en toussotant, le grand-père s’appro­chait le plus possible, son nez gouttait dans son écuelle tremblante. On lui mettait un bonnet de coton. La science, depuis, a fait des pas de géant. Les rigueurs de l’hiver s’en sont beaucoup accrues. Le chauffage central rend les maisons brûlantes. L’été, l’automne ont des journées fraîches, l’hiver ne connaît qu’un air torride et dessé­ché. Les angines, la toux se multiplient. Il faut aller dans les stations de ski. L’homme, sans cheminée, n’entend plus le cri du vent, mais le bruit de la chasse d’eau du voisin.
Il y faut ajouter que les progrès de la science ont transformé le cadre cosmique. On a appris la forme exacte de toute chose: on sait par Lunar Orbiter que la Lune est en forme de poire, la Terre aussi, et Paris en forme de foie de veau. Il en résulte un dépayse­ment. On ne passe pas sans malaise de la vie sur une boule à l’exis­tence plus fatigante qui surmène sur un sol concave. Résumons-nous: les progrès de la science et de l’industrie ont aggravé les rigueurs de l’hiver. Au lieu de le passer à entendre le cri rauque du veuf par la cheminée sur une terre en forme de pomme, l’homme écoute le bruit de la chasse d’eau sur une terre en forme de poire. »
Alexandre Vialatte, « Les rigueurs de l’hiver », Almanach des Quatre Saisons, Julliard,  1981.

Illustration: Carl Larsson, « Wash house ». 

 

  1. pascaleBM says:

    Je laisse parler Vialatte, que j’accompagnerais bien des « morceaux en forme de poire » du vétilleux E.Satie.
    Et j’en profite pour vous remercier, Cher Lorgnon, d’avoir signalé, recommandé et défendu le « Matulu » anthologiquement organisé par F. Kasbi. Je me régale! c’est un livre pour picoreurs, grignoteurs, butineurs. La trouvaille pour qu’il soit toujours à portée de main(s) sans la précipitation d’une obligation filée.
    Bref, en un mot comme en mille, en cent, en deux. Et même en un… Merci. J’aimerais tant qu’il trouve des lecteurs en nombre.
    On s’y sent bien. Des noms qu’ils soient de rédacteurs ou d’auteurs, et les deux, qu’on retrouve comme dans la vie, qui vous remet, parfois, sur le chemin d’une vieille connaissance qui a compté.

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Patrick Corneau