Proust reste une icône dans le panthéon littéraire français. Hélas, au-delà de citer la première phrase d’A la recherche du temps perdu, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », il faut dire que le grand public lit très peu la suite. Cependant, Proust reste bien aimé des éditeurs et c’est avec bonheur que l’on accueille tout livre qui éclaire ce génie.
Qui n’a jamais entendu parler du « questionnaire de Proust »? Les réponses de l’écrivain ont traversé le temps et fait le tour du monde. Sans doute vous souvenez-vous de Bernard Pivot qui, dans les années 90, s’en inspira pour poser à ses invités des questions un peu malicieuses du genre: « Si Dieu existe, qu’aimeriez-vous après votre mort, l’entendre vous dire? » On a oublié que ce n’est pas Marcel Proust qui a inventé ce questionnaire, tant s’en faut – Marcel s’est contenté, à l’instar de plusieurs de ses camarades avant lui, de remplir un album collectif, Confessions (mot anglais que l’on peut traduire par « Confidences »), appartenant à sa bonne amie Antoinette Faure, fille cadette du futur président de la République.
En participant, très probablement le 4 septembre 1887, au Havre où il était en visite chez les Faure, à ce jeu de société à la mode, Marcel Proust ne se doutait pas qu’il livrerait des indices sur l’adolescent de 16 ans qu’il était. Evelyne Bloch-Dano a entrepris une enquête serrée sur ce questionnaire devenu mythique – souvent confondu, voire mélangé, avec un second, rempli par Proust après 1890. Elle se souvient des circonstances de sa rencontre avec ce document: « Un jour de 2007, je suis conviée au Grand Hôtel de Cabourg, où l’album est exposé dans le hall, en grande pompe, ouvert à la page des réponses de Proust. L’album avait été retrouvé dans le grenier familial et divulgué par le fils d’Antoinette Faure en 1924. Immédiatement, je me demande ce qu’il y a sur les autres pages. Le soir venu, le directeur de l’établissement me propose gentiment de les consulter, après avoir sorti l’album du coffre. Un moment extraordinaire! Ce qui me surprend d’abord, c’est la diversité des écritures de ces jeunes gens. Certaines sont très maladroites, d’autres appliquées, il y a des encres de couleurs différentes, des ratures, des points d’exclamation. J’ai aussitôt la certitude qu’il faut étudier ces textes. »
En effet, les réponses de Marcel Proust ont été commentées, mais jamais contextualisées ou comparées. Jamais datées avec exactitude. Après de multiples allers-retours au Havre pour consulter les archives municipales et scruter des cartes postales d’époque, Evelyne Bloch-Dano est parvenue à identifier les autres amis de l’album d’Antoinette. C’est alors tout un monde qui a surgi, celui des jeunes filles de la bourgeoisie de La Belle Epoque. Quelques garçons aussi. « On sent un jeu de groupe, une complicité pour écrire des choses rigolotes; ici en grec, là carrément surréalistes. Marcel, lui, qui redouble sa seconde pour raison de santé, répond avec sérieux et candeur, soucieux de montrer qu’il est différent. Sa personnalité et son rapport aux autres sont en train de changer. Il pleure encore quand sa mère s’éloigne, mais il a aussi sa vie secrète. J’avais envie de saisir ce moment-là, d’apporter un éclairage un peu neuf. J’ai essayé de coller à la réalité de l’époque. »
Après dix ans de travail, dont trois pour l’écriture, le résultat est à la hauteur: l’essai d’Evelyne Bloch-Dano se lit comme un thriller aux accents sociologiques. Avec une curiosité aussi acharnée que délicate, Evelyne Bloch-Dano cerne avec le grand talent de conteuse qu’on lui connaît* la personnalité précoce et déjà singulière du futur auteur d’A la recherche du temps perdu, autant qu’elle fait revivre à travers ses goûts, ses rêves, ses valeurs toute une génération de la bourgeoisie française de la fin du XIXe siècle.

« C’est bien cette période qui remonte à sa mémoire quand il écrit À l’ombre des jeunes filles en fleurs, et avec cet âge, le souvenir probable, plus ou moins net, plus ou moins conscient, des fil­lettes des Champs-Élysées et de l’album d’Antoi­nette. Ces mois décisifs de sa vie où, nous dit-il: « Pour la première fois je sentais qu’il était possible que ma mère vécût sans moi, autrement que pour moi, d’une autre vie. » Fusion. Séparation. Amour et nostalgie.
La transfusion du passé prête vie aux person­nages proustiens. Les jeunes filles du Havre, associées dans sa mémoire aux bains de mer mais aussi, pour certaines, aux jardins des Champs-Élysées, ont nourri Gilberte, puis Albertine et ses amies. Qui peut dire les mystères du souvenir? Un visage, des yeux gris, le mouvement du vent sur les vagues, un voilier au loin, un rire moqueur, des tresses défaites, des joues brunies, des sandwiches au chester, un gâteau au chocolat, une tarte à l’abricot… Tant de choses pouvaient faire remonter le souvenir d’une jeunesse qui paraît à la fois proche et lointaine. L’homme de 40 ans passés se retourne vers l’adolescent qu’il a été, ce garçon frêle, malade, intelligent, si désireux d’être aimé de ses pairs et pourtant si différent, moqué, admiré, bousculé, parfois rejeté, parfois accepté.
(…) Reprenant à son compte la métaphore classique dans la poésie lyrique de la fille-fleur – fragilité de la beauté, fuite du temps, vie éphémère -, Marcel Proust fait des jeunes filles l’emblème du passage. L’adolescence précède la « solidification complète ». Elle est mobilité, instabilité, une vie en devenir qui n’a pas encore trouvé sa forme définitive. Toutes les promesses peuvent être tenues. Ces jeunes filles qu’il aime tour à tour, ne sachant sur laquelle fixer son désir, sont semblables à « ces variétés de roses qu’on obtient grâce à une rose d’une autre espèce », leur chair est « une pâte précieuse qui tra­vaille encore ». Comme jadis auprès d’Antoinette et de ses amies, il est conscient de sa différence, de ce quelque chose qui déjà le sépare de leur gaieté, de leur insouciance. Déjà, oui, il est hors de la lumière qui éclaire leur visage. Il est dans l’ombre, en retrait de ce rayonnement, mais protégé, baigné de « flots de bonheur dont le clapotis venait mou­rir au pied de ces jeunes roses ». Dans ces pages magnifiques qui dépeignent les jeunes filles « en fleurs » – pas seulement florissantes, mais évoquées sous la forme de fleurs -, il nous fait saisir ce qu’il a mis si longtemps à percevoir lui-même, et dont La Recherche se fait l’écho et la quête: le passage du temps. Ces instants suspendus, il les savoure car il devine déjà leur impermanence. Il sait que les jeunes filles vont vieillir, ressembler à leur mère peut-être, se dessécher, faner. Hélas, nous le savons aussi… »

* Voir Madame Proust, Grasset, 2004.

Une jeunesse de Marcel Proust, Evelyne Bloch-Dano, Stock, coll. « La Bleue », 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Marcel Proust et Antoinette Faure au Parc Monceau (mai 1886) / Éditions Stock.

  1. J.M Théaux says:

    Puis-je me permettre cette petite précision  » Longtemps [virgule] je me suis… » ?

    ps : suis un lecteur silencieux mais très admiratif de votre travail ; depuis deux lustres déjà…

  2. Bloch-Dano says:

    Cher Monsieur,
    Je viens seulement de découvrir par hasard votre article sur Une jeunesse de Marcel Proust. Je vous en remercie vivement, il n’est jamais trop tard pour dire merci !

    Bien cordialement
    Evelyne Bloch-Dano

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Patrick Corneau