Avant de parler de Charles Dobzynski (1929-2014), un mot sur la revue Europe dont il fut le rédacteur en chef pendant trente ans avant de passer le flambeau à Jean-Baptiste Para. Ce dernier lançait récemment un appel de détresse pour signaler la possible disparition d’Europe faute des subventions que la revue reçoit de la Région Ile-de-France. Pour le détail de ces difficultés je renvoie à cet article du Nouvel Observateur. Aujourd’hui, les choses iraient, non pas mieux, mais le statu quo serait maintenu et permettrait à l’une des dernières vraies revues de littérature en France de survivre dans « un état de dénuement absolu en tâchant de poursuivre la route le plus longtemps possible » (Jean-Baptiste Para). Voilà où en sont les revues littéraires en France. Le cas d’Europe n’est pas isolé, hélas! La Nouvelle Quinzaine Littéraire, Conférence, Fario et bien d’autres*, ne survivent qu’au prix d’acrobaties inimaginables. Tout cela rend à la fois triste et furieux quand on sait l’argent jeté à fonds perdus dans d’autres domaines ou secteurs de la culture (ne parlons pas du sport…).
Charles Dobzynski est né en 1929 à Varsovie que ses parents quittèrent pour venir en France en 1930. Poète précoce, il publie son premier poème en 1944 dans un journal de jeunes issu de la résistance. Fin 1949, Paul Eluard présente ses premiers poèmes dans les Lettres Françaises. Sur la proposition d’Aragon il entre à la rédaction du quotidien Ce soir. Aragon et Elsa Triolet préfaceront deux de ses recueils. Il est passionné d’astronautique**, de cinéma et de poésie. Toute son œuvre est imprégnée par ces trois passions. Il est de ceux qui ont compté aux Lettres Françaises et à Action poétique entre autres nombreuses revues où il a collaboré. Après Pierre Gamarra, il devient rédacteur en chef de la revue Europe en 1952 qu’il animera avec Jean-Baptiste Para à partir de 1997. Il y publie une chronique de poésie où se donnent libre cours sa sagacité critique, son attention passionnée à la diversité des univers de création langagière***.
L’œuvre poétique de Charles Dobzynski est considérable. Plus d’une trentaine de recueils où l’on peut voir interférer le vécu, le sensible, la prise de conscience fraternelle du monde et une immense curiosité pour ce que nous pourrions nommer « Le grand tout ». Surtout un immense besoin de compréhension de cet espace d’unité fait de petites cellules particulières que le poète a besoin de réunir. Ces liens, il les tisse avec tout ce qu’il a rencontré dans son existence: l’exil à travers une communauté d’adoption, deux langues d’enfance (polonais et yiddish), la guerre et la traque nazie, l’engagement militant, le questionnement sur l’appartenance et l’identité, la plaie de l’antisémitisme et d’autres soulèvements plus intimes qui sont évoqués à travers les poèmes de Je est un Juif, roman, recueil qui paraît aujourd’hui dans la collection « Poésie » chez Gallimard. Cet autodidacte**** nourri de poésie, autant que de science et de cinéma, a su mailler dans la trame de ses vers la méditation, la mémoire, le réel, l’utopie, un humour caressant ou acide, le rire parfois burlesque ou frondeur. Outre cette riche palette d’humeurs et de tonalités, il y a chez ce fin lettré un traitement musical de la forme absolument étourdissant dans la capacité à transgresser un apparent classicisme par la surprise du mot et la brisure du rythme.
Laissons à Jean-Baptiste Para, son ami, le soin de poser le point d’orgue de cette vie en poésie:
« 
De tous les fils dont fut tissée une vie, ce livre donne l’impression de n’en retrancher aucun. A la fois grave et jubilatoire, avec une constante justesse dans l’ex­pression de la tendresse humaine comme dans le trait incisif contre la sottise et la haine, Je est un Juif est une arche de mémoire qui abrite aussi la double foi d’un homme sans religion. Foi en la poésie transmise dès l’enfance par les lèvres d’une mère penchée tout le jour sur sa machine à coudre, foi en l’amour exprimée à l’estuaire du livre dans un poème dédié à l’épouse non-juive:
« Juif n’est pas cela qui t’importe / de moi lorsque chaque nuit / s’ouvre à nos mains la même porte […] Ce que l’un de nos corps éprouve / sans transit divin / dans le corps second se retrouve. // C’est en nos désirs que commence / le seul littoral / qui nous rende la vie immense. »
L’amour, la poésie: deux voies pour inventer le chemin et se créer en avançant, pour être soi et autre que soi en s’engendrant à l’infini. Car l’humanité de l’homme ne lui est pas donnée une fois pour toutes, elle est au contraire une genèse perma­nente, une
incessante origine. » (extrait de la Préface à Je est un Juif, roman).

* Le Salon de la revue Ent’revues permet de saisir l’héroïque dynamisme des revues françaises.
** et d’astronomie comme en témoigne l’extraordinaire recueil L’Opéra de l’Espace, publié en 1963 chez Gallimard.
*** Charles Dobzynski fut aussi un exceptionnel traducteur de Maïakovski, Rilke, Nazim Hikmet.
**** Voir ces vidéos où Charles Dobzynski parle de la poésie et évoque ses débuts.

UN CHEVAL JUIF

Un cheval juif
ça n’existe pas
pourtant j’en ai vu uni.

Tête noire et crinière blanche
qui ne s’était pas enfui
d’une écurie de Chagall.

Cheval aveugle qui pleurait
paupières lourdes
de toutes les larmes du monde.

Hirsute échappé soudain du visible
peut-être de la Bible
ou d’une énigme du Zohar.

Il avait fléchi son allure
oublié son galop
et ne portail pour cavalier

qu’un maigre halo de lune.

Il ressemblait au portrait
d’un aïeul désolé
incarcéré dans les fissures

de son image.

Tressaillement des naseaux
et sous sa robe tremblante
une douleur insatiable.

La douleur qui est l’azote
des âmes tombées
d’un trou de l’ozone.

Le cheval ne se cabrait pas
face au destin déserté
il flairait les lointains.

Il humait dans l’herbe rêveuse
une rosée millénaire
l’histoire volée en éclats.

Le cheval traverse la nuit
sans la voir et puis il entre
dans le jour à son insu

comme on entre dans un miroir.

Je l’enfourchais parfois
sa tendresse me soulevait
je le tenais par le mors.

Il me tenait par la mort.

Je est un Juif, roman, préface de Jean-Baptiste Para, Collection Poésie, Gallimard, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

Illustrations: Marc Chagall, Le cheval roux (1967), musée de Nice / Gallimard.

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Patrick Corneau