L’une des expériences les plus puissantes qui soient sur cette terre est l’observation d’un ciel rempli d’étoiles. Aimer la nuit, l’apprivoiser, l’habiter, c’est rendre hommage au grand rythme de la nature, glorifier la fabuleuse aventure de la Création, protéger l’émotion éminemment poétique et spirituelle qui nous lie à l’univers. J’en ai déjà parlé. Ce choc je l’ai éprouvé enfant et j’en perçois encore les ondes aujourd’hui*. Malheureusement, avec la pollution grandissante des lumières artificielles, il n’est pas sûr que nous ayons plus longtemps la satisfaction d’offrir ce prodigieux spectacle à nos enfants. C’est le triste constat que fait Trinh Xuan Thuan dans un magnifique livre dédié à la célébration de la nuit que viennent d’éditer somptueusement les éditions L’Iconoclaste.
Pour nous conter la traversée de la nuit scientifique, métaphysique et poétique, le grand astrophysicien nous emmène sur les îles Hawaï, dans l’océan Pacifique, pour une nuit d’observation dans l’un des endroits les plus prisés des astronomes pour la pureté, la transparence de l’atmosphère, à 4000 mètres d’altitude: l’observatoire de Mauna Kea. Cette mission professionnelle de haut niveau, Trinh Xuan Thuan en fait le prétexte pour dérouler les fastes du ciel, décrire dans un langage simple, accessible à tous, ce qui s’offre à sa vue – à savoir les différents objets célestes observables à l’œil nu et grâce au puissant télescope Keck (10 mètres de diamètre) de la NASA: la lune, le soleil, les planètes, les astéroïdes, comètes, étoiles, galaxies, etc. Avec un grand sens de la pédagogie Trinh Xuan Thuan nous révèle des données absolument extraordinaires sur les phénomènes célestes, par exemple les interactions subtiles du couple Terre-Lune, d’autres plus surprenantes entre notre situation terrestre et les galaxies les plus lointaines (révélées par l’expérience du pendule de Foucault), nous faisant voir des réalités que nous croyions connaître sous un angle véritablement inouï (l’énigme du noir de la nuit, le mystère de la matière et de l’énergie noire). Pas à pas, en trois chapitres correspondant aux trois temps de la nuit – la tombée, le cœur et la fin -, Trinh Xuan Thuan distille sur le cosmos les fondamentaux complétés des découvertes et hypothèses les plus récentes qui suscitent en nous un émerveillement, voire un ébahissement permanent. La leçon qui se dégage de cette dramaturgie grandiose tient en quelques points essentiels: tout d’abord de sévères déconvenues pour notre narcissisme cosmologique, notre prétention à être les « rois de l’univers; ensuite le fait que le hasard joue un rôle prééminent dans la fabrication du réel, comme le dit plaisamment Trinh Xuan Thuan la nature « comme le jazzman improvise et brode autour d’un thème général (…), la nature se sert des lois physiques et de la contingence pour créer de la nouveauté« ; puis la constante évolution de toutes les structures de l’univers, et donc le constat que tout n’est qu’impermanence, changement et transformation dans le monde de l’infiniment grand comme dans celui des particules; enfin que chaque partie de l’univers porte en elle la totalité, et que de chaque partie dépend tout le reste. Cela a de profondes conséquences dans la conduite de nos existences: « Savoir que nous sommes interdépendants, tous connectés à travers l’espace et le temps, a une conséquence éthique profonde qui touche à notre sentiment de compas­sion et d’empathie. Le mur que notre esprit a dressé entre « moi » et « autrui » n’est qu’illusion; notre bonheur dépend de celui des autres. La magnifique fresque historique com­mune de nos origines qui se déploie sur un temps de quelque 14 milliards d’années devrait aiguiser notre sens d’une res­ponsabilité universelle, nous inciter à joindre nos efforts pour résoudre les problèmes de pauvreté, de famine, de maladie et de tout autre calamité qui menacent l’humanité et la planète. Elle devrait tracer un trait d’union entre tous les hommes de bonne volonté. » Trinh Xuan Thuan est un scientifique engagé qui pense et se souvient du bouddhisme qui l’a façonné. À ce voyage dans la nuit, il ajoute donc la troisième dimension qui concerne le monde, son avenir et notre nécessaire osmose avec l’univers. Ajoutons que ce livre superbement mis en page (compliments à Françoise Maurel) est illustré de nombreuses toiles, photographies et est accompagné d’extraits de textes intelligemment puisés dans la littérature (compliments à Hélène de Virieu pour ses choix: Shakespeare, Baudelaire, Maupassant, Rilke, Éluard, Jaccottet, Céline, Bashung…).
De ce récit étourdissant on ressort avec un regard neuf, serein et salubrement détaché des affaires humaines – leurs « complications » nous apparaissent alors bien mesquines, bien dérisoires…

Une nuit de Trinh Xuan Thuan, éditions L’Iconoclaste, 280 pages, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse)

* En cela je me sens kantien: « Deux choses remplissent l’esprit d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes […]: le ciel étoilé au-dessus de moi et la morale en moi », Critique de la raison pratique (1788). Et puis le ciel étoilé est sublime plutôt que beau comme le dit Kant: « La nuit est sublime, le jour est beau » (Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764). En effet, le regard sans cesse dépassé par le nombre incalculable d’étoiles en éprouve une sorte de frayeur sacrée.

Illustrations: L’observatoire de Mauna Kea à Hawaï, photographie de David Nunuk / Éditions L’Iconoclaste.

Prochain billet le 22 octobre.

  1. Pascale BM says:

    « La Plénitude du Vide » son livre précédant était magnifique. J’aime ces scientifiques qui aiment écrire, qui ont la culture de ce qu’ils maîtrisent, qui savent que les difficiles abstractions qu’ils manient ne proviennent pas d’elles-mêmes. Et qu’elles ne peuvent prendre sens que dans des mots. Des phrases. Des livres. Ils sont rares, c’est le signe des plus grands.

  2. catherine says:

    Contempler la voûte céleste est en effet une pure merveille, un spectacle en soi.
    Mais quand vous regardez une étoile en particulier, avez-vous remarqué qu’on la distingue mieux si on regarde légèrement à côté ?
    J’ai longtemps cru que ça venait d’un défaut de vision qui m’était propre, jusqu’à ce que je découvre que c’était dû à une histoire de cônes et de bâtonnets. La région de l’oeil la plus sensible aux éclairements faibles (donc la nuit) est décalée par rapport au centre de la rétine. Pour distinguer les objets les plus faiblement éclairés, il faut donc regarder légèrement de côté. On dit qu’on utilise alors la vision périphérique.
    J’aime en outre assez bien l’idée qu’on voit mieux quelque chose qu’on ne regarde par tout à fait en face !

    1. Toutes les têtes dans les étoiles connaissent cette affaire de cônes et de bâtonnets. Cette faculté nous vient de très, très loin, quand l’homme devait faire face à des prédateurs et devait pouvoir détecter une menace périphérique… Vous en tirez une belle réflexion philosophique, oui, « on voit mieux quelque chose qu’on ne regarde par tout à fait en face! ». Un peu de parallaxe fait mieux ressortir les reliefs. 🙂

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Patrick Corneau