Patrick Corneau


Patrick aime assezIl fallait le grand lecteur qu’est Alain Mascarou (écrivain, mais aussi traducteur, professeur) pour qui la lecture est une manière d’être au monde pour nous donner cet essai sur sa pratique et l’éclairer de relectures ferventes*.
Qu’est-ce que lire ? Une activité intellectuelle des plus complexes par laquelle nous déchiffrons le monde à l’aide de symboles – avec le risque de ne plus être en prise directe avec rien, de subir un enfermement dans la langue. Un emmurement dans une monade linguistique, sans porte ni fenêtre: source de souffrance, d’exil et de dessèchement. C’est tout le contraire de la démonstration d’Alain Mascarou dans Lecture (Editions Manucius). Lire est le lieu de l’accès (le seul peut-être) au monde et à nous-même. L’homme qui lit** se déchiffre à mesure qu’il découvre le monde dans un processus concomitant riche de résonances multiples (littéraires, poétiques, métaphysiques, psychologiques, sociales) qu’explore avec une fine sagacité ce petit livre.
Alain Mascarou déroule devant nous différents régimes de la lecture – lecture au singulier, comme l’indique le titre.
D’abord la lecture libre, celle du feuilletage. Rien de tel que de feuilleter un livre. Suivre les moindres tournures sans passer aucune page, se ranger à l’ordre linéaire pourrait nous faire négliger l’essentiel : laisser advenir cette lecture de nous qui s’opère à mesure du déchiffrement.
Puis la lecture opportune, rencontre imprévue avec un livre qui sera source de révélations: « elle éclaircit la vue, ouvre les yeux ». Par exemple celle que fit Jules Vallès avec Robinson Crusoé, ou l’auteur avec la Sylvie de Nerval.
Ensuite le songe, la rêverie créatrice stimulée par un texte « qui dévaste les cloisons entre réel et imaginaire. » Le mentir-vrai (Aragon) qui permet l’émergence de la vérité.
Enfin la traduction, la lecture du traducteur qui tend l’oreille au texte et fait monter ce que Barthes appelait « le bruissement des langues » où opère leur magie.
Dans tous les cas, lire c’est susciter en nous cet arrière-plan sonore d’où émerge la voix intérieure dictant l’invention poétique du lecteur soi-même, créant un être destinal sur, à travers la page. Ce que la lecture réanime en nous via quelques intercesseurs privilégiés* c’est le pays antérieur de l’enfance, les lieux du souvenir, cet avant-texte inaltérable qui resurgit avec sa présence, sa force, merveilleusement décrites par Alain Mascarou : « L’univers vibrait alors, transparent, immédiatement divin. Tout était au premier degré, brusque, intense, irréfutable. (…) Dans ce monde compact, stable, de terreur et de plaisir, solaire et nocturne, choses et gens relevaient d’un ordre indiscutable, inexpliqué. » Miracle de la lecture : un immobilisme qui donne accès à son antithèse : « la mobilité, l’instabilité, la mort. » C’est-à-dire la simple vie en sa finitude, avec ses aléas. En nous séparant des choses, les mots ouvrent entre celles-ci des passages, des connexions ou en suppriment. Le récit lu rejaillit sur le récit intime du lecteur, la narration intériorisée retravaille son rapport au passé, peut le défaire ou le recréer tout autant. Le texte lu opère en nous une alchimie qui dérive entre enchantement et désenchantement, illusion et déception. Le danger montre Alain Mascarou est, qu’avec la maturité, les livres ne deviennent plus (comme pour la Sylvie de Nerval) que des objets de conversation, des marqueurs de sociabilité. Le charme est alors rompu. À chaque âge de la vie sa lecture, l’enfance construit le lecteur en destin, ce dernier conduit le lecteur aguerri qui lui succède à se retourner sur soi, à rechercher le temps et les visages perdus. Vient le moment où ce qui a été engrangé, oublié doit être reconnu, valorisé, approfondi par la lecture. Et Alain Mascarou de conclure : « On pourrait en inférer une morale hédoniste de la lecture : le bien-vivre serait-il un préalable au bien-lire, et le bien-lire, une attestation du bien-vivre ? Le meilleur de nos vies signifierait nos lectures ; nos lectures rendraient nos vies signifiantes … « 
Alain Mascarou interroge donc moins ce qu’est la lecture – ce qui la vouerait à un rôle étroitement instrumental –, mais bien qui elle est et donc où elle est. Elle est le lieu de la mémoire (mémoire du quotidien et mémoire des songes), elle y met de l’ordre et institue la possibilité même de la dire, de la vivifier, d’y faire entendre les voix dont émane LA parole qui s’adresse enfin à nous. Lire, c’est écouter combien les autres sont passés dans notre vie, ont laissé des traces que nous n’entendons peut­-être plus. Lire, c’est écouter résonner en soi le paysage que d’autres y ont inscrit – ces autres qui ont informé (« donné forme ») notre vie vécue pour nous inciter à exercer nous­-mêmes un peu plus avant cette force de découvrement. Rien n’est mort, rien ne s’est tu, qui ne puisse être à nouveau ressuscité par la lecture.
Au fond, l’enseignement qui se dégage de ce riche essai rejoint la leçon de Montaigne : lire, loin d’être un soliloque, est un exercice dialectique où la connaissance de soi est la voie même vers l’altérité, l’accès à l’universel. Et si les circonstances actuelles ne laissent pas d’inquiéter quant à la survie de cette « pratique désespérée » (Mallarmé), le pouvoir de la lecture n’en a pas moins d’intensité car, comme le dit bellement Alain Mascarou, elle est « ascèse silencieuse en quête de l’accord fondamental ».

Lecture de Alain Mascarou, Éditions Manucius, 2017. LRSP (livre reçu en service de presse).

* Dante, Montaigne, Jules Vallès, Nerval, Proust, Primo Levi, Silvia Baron Supervielle, Borgès, Onetti, Nabokov…
** « Un homme qui lit en vaut deux. » (Valentino Bompiani)

Illustrations : Vilhelm Hammershøi / Éditions Manucius.

Prochain billet le 27 septembre.

  1. Pascale BM says:

    C’est « Le bruissement de la langue » l’expression de Barthes, du moins pour le titre de Essais critique IV, mais peut-être la reprend-il au pluriel dans un développement. Mais surtout il parle là de l’ « écrire », plus que du « lire », ce qui ne fait pas contradiction car il n’y a de lecteur -au sens fort bien sûr- que d’une écriture particulière, je veux dire d’un écrivain particulier (et non en particulier) ; c’est probablement la raison totalement incompréhensible pour des non-lecteurs qui nous fait conserver en mètres linéaires, mètres carrés, les innombrables livres que nous avons lus. A quoi bon? la raison est, selon moi, dans l’expression « que nous avons lus »… Nos étagères et autres rangées sont le contraire de nos librairies préférées. Les premières sont les signes visibles de moments incomparables (désolée pour la platitude de l’adjectif, mais faut faire vite, le format le requiert) qui ont pris place dans nos vies, les secondes de promesses d’en vivre encore.
    « La lecture est de droit infinie » dit aussi Barthes. D’où l’immense difficulté d’en parler au singulier, serait-il le seul moyen grammaticale d’en viser l’infinité.

    1. À Claude Maupomé qui lui demandait sur France Musique comment il entendait Schumann, Roland Barthes répondit : « Je l’entends comme je l’aime ». Je suppose qu’à la fin de sa vie si on lui avait demandé quelle était sa pratique de LA lecture, il aurait répondu : « Je la pratique comme je l’aime ». 😉

  2. Pascale BM says:

    Claude Maupomé… ça nous rajeunit! j’entends encore le timbre de sa voix, si calme, si feutré.
    La réponse de Barthes est une esquive, ce qui n’est pas un défaut, plutôt une élégance pour n’avoir pas à développer, le dialogue radiophonique même de qualité n’étant pas, en effet, le meilleur endroit ; car il ne faut pas oublier que Barthes était un pianiste plus qu’honorable… aussi son rapport à la musique était aussi de « celui qui s’y colle ».
    Je crois bien que, lecture, musique, ces deux « pratiques » qui (enfin!) nous autorisent à quitter le monde, ont ceci de comparables que l’amour qu’on leur porte n’est pas aveugle mais exigeant. Autrement dit, et pour ma part, on est très loin d’un amour de type affectif, sentimental, et même je renverserais bien les choses. Non pas : parce que j’aime (la musique, la lecture) je m’y adonne, mais parce que je m’y adonne, je les aime de plus en plus et de mieux en mieux. Il y a un effort initial, inaugural, qui n’est pas de l’ordre de l’évidence. Et si l’école en était l’atelier? (bon, je rêve là, parce que c’est foutu… )

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Patrick Corneau